Réponses au terrorisme après les attentats de Paris : le syndrome du réverbère

par Henri Labayle, CDRE

Avec l’intelligence qu’on lui connaît, dans un grand quotidien, Jean Louis Bourlanges, ancien président de la commission Libé du Parlement européen, mettait en garde l’opinion publique quant à une « sur-réaction » bridant les libertés publiques, au lendemain des attentats terroristes de Paris.

Son conseil de ne pas céder à la “tentation du réverbère”, celle qui consiste à chercher sa clé là où il y a de la lumière et non pas là où elle se trouve, est le bienvenu. Le discours politique ambiant laisse craindre, pourtant, qu’il ne soit déjà trop tard. Dans la lumière, le bouc émissaire du discours politique est désigné : l’Europe, bien sûr, de ses juges à son Parlement en passant par Schengen. Dans l’ombre, là où se trouve la clé, les complaisances et défaillances multiples de ses Etats membres.

1. Eclairer la prétendue culpabilité européenne

Il fallait y penser : les principales explications des attentats parisiens ne seraient pas nationales mais européennes. Oubliant que la responsabilité de l’Etat en matière de sécurité nationale est clairement réaffirmée par le traité de Lisbonne et jalousement surveillée par les Etats membres, il est de bon ton de relier systématiquement les évènements de Paris aux failles de la construction sécuritaire européenne. Un tir nourri s’est ainsi déclenché, à droite comme à gauche, à l’encontre des acteurs comme des réalisations et garanties européennes, au mépris de la réalité factuelle.

La première salve vise de façon à peine dissimulée les institutions démocratiques de l’Union que sont ses juges et son Parlement. Sans crainte de la contradiction, à l’instant où chacun clame vertueusement que le piège terroriste tient dans l’atteinte aux libertés individuelles.

La commission Libé du Parlement européen est ainsi mise en cause pour son refus d’avoir accepté la proposition de directive « PNR », faute d’avoir réussi l’alchimie décrite ici par Sylvie Peyrou, il y a quelques mois. Les mêmes qui stigmatisaient la gravité des atteintes aux libertés individuelles lors du scandale des écoutes réalisées par les services américains se rengorgent aujourd’hui à propos d’un Patriot Act dont ils n’ont aucune espèce d’idée. Sans doute jugent-ils intolérable qu’une institution parlementaire exerce ses responsabilités … Et quand bien même ce rejet aurait été une erreur, il y a un an et demi, qu’ont donc fait les Etats membres pour relancer ce dossier, à commencer par le Conseil européen qui déclarait que le texte serait adopté avant la fin 2014 ?

Les enjeux sont pourtant de taille. La Cour de justice a eu l’occasion de montrer clairement les limites de sa compréhension vis-à-vis du stockage des données, dans sa jurisprudence Digital Rights Ireland. Il est parfaitement naturel qu’elle soit sollicitée encore par le Parlement pour préciser cette vision à propos de l’accord PNR entre l’Union européenne et le Canada, sans qu’on la taxe de laxisme.

On le sait, la classe politique française a toujours eu des difficultés à assimiler ces leçons de démocratie parlementaire. Il ne s’est pas trouvé en effet 60 députés ou 60 sénateurs ou même un président de Chambre pour interroger le Conseil constitutionnel sur la compatibilité de nos dispositifs législatifs de lutte contre le terrorisme avec le texte constitutionnel, fin 2014 par exemple à propos de la liberté d’opinion ou d’aller et venir dans la loi 2014-1453 ou, auparavant, la loi 2012-1432. Il reviendra aux QPC à venir d’y remédier, à la sauvette et au gré des cas d’espèce. Clamant son attachement aux « valeurs de la République », le personnel politique français n’y classe sans doute pas la garantie juridictionnelle, la réservant à des questions aussi déterminantes pour la démocratie que le sont les conseils de prud’homme ou les emplois d’avenir…

La seconde bordée vise le juge européen. Les discours qui animent le spectacle offert aujourd’hui ne s’en cachent pas.

Ceux qui, par exemple, jugent fondé de mettre en cause le contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’Homme, désireux qu’ils sont de coller au discours britannique à son encontre. Ainsi, certains noms gravitant dans l’enquête de l’attentat de Charlie Hebdo ont-ils été reliés à la CEDH, à droite ou à l’extrême droite, avec les commentaires que l’on devine. Le premier est celui de Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 2008 et lié au second, Djamel Beghal, soupçonné d’être l’inspirateur de ces attentats. Privés tous deux de leur nationalité française, ils ont fait l’objet de mesures d’éloignement en direction de l’Algérie, mesures contestées devant la Cour EDH. Celle-ci a conclu à l’irrecevabilité de la demande de D. Beghal, emprisonné, et elle a également conclu à l’impossibilité d’éloigner K. Daoudi en direction de l’Algérie, en raison des risques encourus au titre de l’article 3. Le tout en vertu d’une jurisprudence parfaitement classique et qui n’appelle certainement pas dénonciation de la CEDH au motif que la Cour européenne « puisse par ses décisions interdire aux Etats démocratiques de se défendre » (G. Larrivé, le Figaro, 16 janvier 2015) …

La technicité de la question empêche vraisemblablement des approximations identiques à l’encontre de la CJUE. Cependant, ici ou là, le coup d’arrêt qu’elle a su imposer aux pratiques sécuritaires se développant sans contrôle fait grincer ouvertement des dents. Une fois encore, le thermomètre est accusé de faire monter la fièvre. Celle-ci est profonde.

2. Garder dans l’ombre les défaillances nationales

Là est pourtant la clé. Celle de la capacité d’une société à remédier à ses échecs, de peur que les mêmes causes produisent les mêmes effets. Or, le discours unanimiste et la récupération politique font ici office de catharsis. Il y aurait pourtant matière à pénitence.

La défaillance est d’abord, mécaniquement et avant tout, une défaillance nationale puisque la compétence est nationale, sans que l’on se penche ici sur les maux de la société française. Répétons-le, les questions de sécurité nationale sont des questions qui relèvent avant tout de la “seule responsabilité” de l’Etat, aux termes de l’article 4§2 TUE, confirmé par l’article 72 TFUE. Il n’existe donc pas de responsabilité de l’Union en la matière, pas plus que de services de renseignement européen à mettre en cause.

Si, en aval, la réaction a sans aucun doute été exemplaire, en amont en revanche, et comme dans la plupart des Etats européens, l’action publique a été prise en défaut. Aucune prise de responsabilité officielle ne vient pourtant pointer les manques et les erreurs techniques et politiques, préférant l’empathie à la lucidité. Depuis 2012, après l’affaire Merah, après l’affaire Nemmouche, les mesures prises par les pouvoirs publics pour éviter qu’une fois encore des femmes et des hommes soient victimes de la haine attachée à leur religion ou à leurs idées ont-elles été adaptées à la gravité de la menace ? Point n’est besoin d’une commission d’enquête parlementaire pour cibler quelques interrogations.

Est-il censé dans ces conditions, sinon rentable politiquement, que le discours commun ne cesse « d’externaliser » les deux attentats parisiens ? Leurs auteurs n’étaient-ils pas français, résidant en France, emprisonnés en France, produits du libéralisme de notre vie en commun ayant trouvé sur le territoire national les moyens de commettre leurs crimes ? Il est aisé, évidemment, de désigner « l’ennemi de l’extérieur » dans ces cas là. La réponse est cependant un peu courte. Elle ne peut faire office de solution aux problèmes à venir tant, précisément, l’examen de la situation nationale contient d’éléments de réflexion. Loin du terrorisme des années quatre-vingt important une violence et des conflits extérieurs sur le territoire national, un virage a été pris. “Etrangers”, ces prétendus “combattants” le sont en Syrie ou en Irak ou sur leurs lieux d’entraînement au Proche Orient. Français ou belges, ils le redeviennent à Gennevilliers, Reims ou Verviers, intégrés en apparence dans une société dont ils veulent la perte. C’est bien là le problème, comme les norvégiens avant-hier, les canadiens hier et les belges depuis ont eu à l’affronter.

Le propre d’une politique publique moderne est de pratiquer l’évaluation, en matière sécuritaire notamment. L’Union s’y livre d’ailleurs, y compris en matière de terrorisme. Cette évaluation doit permettre de tirer les leçons, aussi douloureuses soient-elles, des expériences passées. L’évaluation des dysfonctionnements ayant conduit aux affaires Merah et Nemmouche et la remise en question des pratiques passées a-t-elle été menée en France au point d’y remédier ? Les faits semblent répondre d’eux mêmes. Convoquer les mânes de la République à chaque prise de parole n’y change rien et célébrer la réaction bienvenue du corps social ne peut se substituer à ce travail indispensable.

Nombre d’experts, nationaux comme européens, d’Alain Bauer à Gilles de Kerchove, soulignent à quel point l’empilement législatif est inutile en la matière et combien la prévention est difficile, dans toute son ingratitude. Ils s’accordent en revanche pour reconnaître que l’adaptation et la remise en question des services chargés de la répression peuvent être une réponse adéquate à une criminalité évolutive, à la complexité grandissante. De la politique carcérale au reprofilage des structures et des hommes c’est donc toute une perception de cette forme de terrorisme qu’il fallait et qu’il faut modifier. Celle-ci est désormais largement cernée dans l’Union, notamment par Europol.

Cette défaillance nationale n’est pas qu’individuelle. Elle est collective. Elle se vérifie et se multiplie par 28 au sein de l’Union. On sait pourtant à quel point depuis la coopération Trevi, le terrorisme a été un moteur puissant de la construction européenne. D’où l’étonnement à voir que l’égoïsme et le poids des habitudes ne parviennent pas à être surmontés. Voici plusieurs années cependant que l’un de ses rouages les plus avisés, le Coordinateur de la lutte anti-terrorisme, Gilles de Kerchove, alerte quant à la montée des périls. Sa liberté de parole lui permet, dans le même temps, de mettre ouvertement et publiquement en cause en cause le défaut de soutien des Etats membres, dont évidemment la France fait partie.

Depuis pratiquement deux ans, la prise de conscience relative au phénomène des combattants étrangers est un fait au sein de l’Union européenne, laquelle a révisé sa stratégie européenne de sécurité intérieure mais a également mis à jour sa stratégie visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes. A ce sujet, outre l’action de la Commission et sa création du réseau RAN (Radicalisation Awareness Network), la persévérance du Coordinateur de la lutte anti-terrorisme a permis de convaincre les Etats membres d’adopter la stratégie qu’il leur proposait en la matière. Il reste qu’ici, la question demeure au cœur des compétences nationales et d’elles seules. L’accompagnement de l’Union, le partage de connaissances et de bonnes pratiques ne peuvent remplacer l’action nationale.

La mise en cause de Schengen relève du même constat. En l’espèce, la critique des Etats et notamment des autorités françaises porte sur deux volets : le franchissement des frontières et le renseignement.

Pour le premier, une fois rappelé qu’il s’agit quand même avant tout de ressortissants français revenant dans leur Etat. Il est bon à ce sujet de savoir que le Code frontières Schengen dans son article 7§2 dispose que « lorsqu’ils effectuent des vérifications minimales sur des personnes jouissant du droit communautaire à la libre circulation, les garde-frontières peuvent toutefois, d’une manière non systématique, consulter les bases de données nationales et européennes afin de s’assurer que ces personnes ne représentent pas une menace réelle, actuelle et suffisamment grave pour la sécurité intérieure, l’ordre public ou les relations internationales des États membres, ou une menace pour la santé publique ».Le principe du contrôle est donc acquis et si les Etats de l’espace Schengen ne se livrent pas à ce contrôle c’est un problème différent, mettant en cause leur responsabilité. Agir sur ce point n’est pas insurmontable

La question du renseignement est, elle aussi, largement conditionnée par les comportements nationaux. A l’évidence, maîtrisant mal la collation de ces renseignements au plan interne, comme l’expérience française vient d’en faire malheureusement la démonstration, les Etats membres peinent à adapter leurs stratégies devant une criminalité qui a brutalement changé de profil. En l’état actuel des choses, le Système d’Information Schengen (SIS II) est l’un des instruments les plus efficaces pour surveiller les itinéraires empruntés par les combattants étrangers, par la voie de signalements aux fins de contrôles discrets ou spécifiques ou en les retenant à la frontière lorsque leurs documents de voyage ont été invalidés ou entrés dans le SIS aux fins de saisie. Il appartient aux Etats et à leurs services de les utiliser et de …les alimenter.

Pour le reste, les problèmes demeurent. Focaliser l’attention sur le dossier PNR fait l’impasse sur le faible degré de partage du renseignement tel que l’ELSJ l’organise et sur le caractère le plus souvent volontaire de la participation des Etats à ces mécanismes de coopération.

Le reste n’est que littérature.