La politique européenne d’asile : Strange fruit ? (I)

par Henri Labayle, CDRE

Les arbres de la chanson de Billie Holiday se reconnaissaient aux corps des pendus qu’ils supportaient. Comme eux, la politique d’asile de l’Union européenne a désormais un visage. Celui d’Aylan, un enfant syrien noyé sur une plage de Méditerranée. Donnant une réalité au macabre décompte des milliers de morts qui l’ont précédé, son impact marque un tournant dans la crise existentielle de la politique commune d’asile, enfin entraînée sur le seul terrain qui vaille : celui des valeurs de l’Union.

La chancelière allemande, Angela Merkel, aura eu le mérite solitaire d’y placer le débat, obligeant ainsi ses partenaires à se situer de part et d’autre de cette ligne rouge : l’indifférence de l’Union peut-elle encore durer ?

Pour y répondre en examinant les dossiers posés sur la table de l’Union, force est de savoir, enfin, de quoi on parle (I). A la lumière de cette clarification préalable, il faut ensuite mesurer l’ampleur de la crise traversée (II) et les réponses que l’Union prétend apporter (III).

I – Etat des lieux

L’emballement médiatique traitant l’exode des demandeurs de protection dans l’Union sidère. Depuis des mois, sinon des années, ce chemin de croix s’est entamé dans l’indifférence des opinions publiques nationales, soigneusement entretenue par des dirigeants peu désireux d’afficher leur indétermination et exploitée par des partis extrémistes oublieux de l’Histoire.

D’où la nécessité de rappeler certaines évidences juridiques (b) et de décrypter les chiffres disponibles (a), analyse indispensable dans un débat public de cette nature.

1. les faits

Les chiffres sont cruels. Il est curieux de les voir si peu analysés pour mesurer le défi posé à la société européenne. Partout, depuis quelques semaines et leur publication dans l’Agenda européen pour la migration, infographies et tableaux des demandes de protection fleurissent, souvent d’ailleurs pour accréditer l’idée d’une vague sans pareille. On ne peut s’arrêter à ce jugement sommaire, sans remise en perspective.

Une première distinction s’impose : il existe une tendance lourde, avérée par les chiffres à la date de la fin 2014, dans les grilles d’Eurostat, les rapports du Bureau européen d’asile (EASO), du HCR ou du Réseau européen des migrations (EMN). Les rapports nationaux la recoupent, comme en France avec celui de l’OFPRA. Sur ces bases, des enseignements sérieux peuvent être dégagés, comme le verra.

S’y ajoute une autre tendance, liée à l’emballement de la crise qui couvait et que l’on refusait de voir en face. Elle est plus difficile à cerner parce que mesurée approximativement chaque mois par Frontex et EASO depuis le mois de janvier 2015. En tout état de cause, elle plonge l’Union dans une situation d’ores et déjà plus grave que celle provoquée par les guerres de l’ex-Yougoslavie et du Kosovo. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés avaient alors franchi les frontières, notamment allemandes, pour séjourner durablement dans l’Union, avant un retour.

Ce premier tri ne suffit pas. Analyser la demande actuelle d’asile n’est rationnel qu’en la mettant en perspective avec l’existant. Dit dans les termes technocratiques qu’affectionnent ceux qui nous dirigent, raisonner en termes de flux oblige à se pencher sur le stock.

A l’instant des comptes, un constat est anormal : l’Union ne dispose pas des instruments de mesure et de comparaison qui lui permettrait de faire la vérité sur les comportements des uns et des autres et de fonder ses décisions sur une réalité objective. La faiblesse des outils statistiques mis à disposition des décideurs publics est tout fait surprenante malgré la qualité des travaux d’Eurostat. Si le règlement 862/2007 a tardivement imposé aux Etats membres de fournir des informations nécessaires, l’instrument statistique n’est toujours pas à la hauteur des attentes, quoi qu’en pense la Commission (COM 2015 374). Le tableau joint plus bas en fournit la démonstration, à propos pourtant d’une donnée élémentaire qui devrait être maîtrisée : celle du nombre des personnes bénéficiant d’une protection internationale dans l’Union. Rapports nationaux, HCR, Eurostat, Bureau Européen d’asile, Frontex et monde des ONG ne parviennent pas au même résultat, avec des variables considérables. Il n’est d’ailleurs pas possible aujourd’hui d’extraire d’Eurostat le chiffre exact des réfugiés séjournant en 2014 dans l’Union, malgré la grande qualité des informations fournies …

Les raisons en sont multiples : complexité du phénomène, systèmes nationaux et européens développés différemment, sur la base de définitions parfois contradictoires, mauvaise volonté des Etats à révéler leurs turpitudes … Il n’en reste pas moins que, face à une crise politique d’une telle gravité, disposer d’un état des lieux fiable devrait être un préalable à l’action publique, sous peine de fausser les appréciations et la présentation du dossier aux opinions publiques. Faute de l’avoir à disposition et au prix de quelques additions, mieux vaut donc raisonner en termes « d’estimations » qui ont au moins le mérite de traduire des tendances.

A titre d’exemple, la France compte ainsi en 2014 selon le rapport d’activité de l’OFPRA (dont on peut penser qu’il est la source la plus fiable) 192.264 personnes protégées : 178.968 personnes sous statut de réfugié et 18.296 protections subsidiaires. Eurostat en dénombre seulement 144.451 (133.316 et 11.135) parce que les mineurs n’y sont pas comptabilisés tandis que le HCR est plus généreux en déclarant 252.264 personnes protégées en France.

Cependant, même en utilisant la mire la plus haute, celle du HCR, la réalité chiffrée de l’asile est loin de justifier les indignations feintes et les promesses de générosité en trompe l’œil. Qu’on en juge.

Là encore, le cas français est révélateur des enjeux de la crise actuelle. La France compte un peu plus de 66 millions d’habitants, dont, environ, 4 millions d’étrangers. Au sein de cette population, moins de 200 000 personnes bénéficiaient en 2014 d’une protection internationale, selon l’OFPRA. L’opinion publique gagnerait d’ailleurs à connaître leur provenance géographique pour forger son jugement : 38% en provenance du continent asiatique, 30 % du continent africain, 28 % du continent européen. Au sein de ces réfugiés, le Sri Lanka (13%), le Congo (7,6 %), la Russie (7,2%) et le Cambodge (6,9 %) sont les plus représentés. La France « terre d’asile » est donc loin d’être fidèle à la réputation dont elle se flatte, comme en témoigne une comparaison avec les efforts suédois. Pour la seule année 2014, les 20 640 décisions positives contrastent avec les 33 000 décisions suédoises et les 47 555 décisions allemandes …

Un tableau récapitulatif des principales tendances observées dans le monde occidental confirme ces disparités, en particulier entre l’Union européenne et le restant du monde occidental.

La demande d’asile actuelle doit être examinée à la lumière de ces chiffres, même approximatifs. En 2014, la France a reçu 68 500 demandes de protection, soit une baisse de 2,2 % par rapport à 2013. Elle y a donc répondu positivement dans 20 640 cas. Accepter les propositions actuelles de la Commission la conduirait à accueillir 12.000 réfugiés supplémentaires par an, pendant 2 ans. L’équation est simple : 66 millions d’habitants en France / 4 millions d’étrangers / 192.000 réfugiés permanents / 12.000 syriens supplémentaires en un an …

En quoi cette augmentation traduirait-elle soit une invasion, soit un effort hors de portée ? Qui se souvient encore des 130 000 vietnamiens et cambodgiens accueillis en France par Valéry Giscard d’Estaing à la fin des années 70, dans l’empathie générale du monde intellectuel et politique ? Accepter en 2014 dix fois moins de personnes, elles aussi en danger de mort, suscite aujourd’hui la réserve sinon l’hostilité envers ces boat people d’une autre mer, pourtant si proche de nous …

Du point de vue de l’Union, la situation est plus complexe comme nous l’avions déjà exposée ici, à plusieurs reprises. La situation s’est brutalement dégradée en 2014, au plus fort de la crise syrienne, passant de 336 000 demandes en 2012 à 626 715 demandes en 2014. Sachant que le premier semestre 2015 à lui seul équivaut pratiquement au total des demandes de 2013 (432 060), on devine l’extrême gravité de la situation : plus de 100 000 personnes arrivées en Grèce pour le mois de juillet. Les chiffres et projections diverses, du Bureau européen d’asile à Frontex ou au cri d’alarme du Haut Commissaire aux réfugiés, confirment l’urgence absolue d’une réaction.

Au sein des Etats membres, tous ne sont pas soumis à la même pression, qu’ils soient ou non situés sur la route de l’exode, qu’ils constituent ou non des pays de premier accueil et c’est bien là le nœud du problème. Dans l’épicentre du séisme, incontestablement l’Allemagne joue un rôle déterminant, à la fois parce qu’elle est la destination privilégiée par les demandeurs et aussi en raison de sa place dans l’Union. Sans que l’on sache exactement jusqu’à quel point l’évaluation est exacte, le chiffre de 800 000 arrivées en Allemagne a, en effet, été évoqué pour l’année 2015.

Sa position contraste avec celle des autres, pour ce que l’on sait, malgré la vision euphorisante développée par le ministre de l’Intérieur français dans le quotidien Libération et l’autisme du Royaume Uni. Elle consiste tout simplement à appliquer le droit et les traités et à respecter les valeurs du monde occidental.

2. le droit

On ne peut que regretter d’avoir à le rappeler, une fois encore. La protection internationale est un droit de nature autant constitutionnelle que conventionnelle. Présenter l’accueil éventuel des demandeurs de protection comme un choix d’opportunité, en particulier en les assimilant à des « migrants » est une erreur fondamentale. Cet accueil est une obligation légale, sanctionnée par le juge. Pour avoir provoqué cet amalgame lors de la publication de l’Agenda européen, comme nous l’avions souligné, la Commission doit en gérer le prix aujourd’hui.

Outre le droit constitutionnel d’asile, et pour n’en rester qu’à la dimension internationale et européenne, les Etats membres de l’Union sont individuellement et collectivement contraints de faire face à la demande de protection qui leur est faite. D’une part parce que la Convention de Genève de 1951 relative aux réfugiés leur interdit d’agir autrement, notamment en les renvoyant vers des frontières où ils seraient en danger, d’autre part parce que la Convention européenne des droits de l’Homme formule le même interdit, sanctionné par sa Cour, enfin parce que l’Union européenne garantit le droit d’asile dans l’article 18 de sa Charte des droits fondamentaux et proclame dans l’article 19 que « les expulsions collectives sont interdites » et que « nul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit 
soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants ».

A l’opposé de ce qui peut se concevoir à propos de l’immigration classique, le pouvoir souverain des Etats en matière de refuge et d’asile est donc singulièrement entamé par l’étendue des obligations qui pèsent sur eux, notamment en raison de l’interdiction qui pèse sur eux de se défausser sur d’autres Etats, notamment extérieurs. Interdit qui relativise les découvertes de solutions miracles consistant à externaliser le problème…

Outre l’assurance de ne pas être renvoyés, les demandeurs d’asile ont ainsi droit à accéder à des procédures d’asile justes et efficaces et à une assistance leur permettant de vivre. Forts de ces obligations communes, les Etats membres ont donc adopté un régime d’asile commun, dont la seconde génération de textes régit les procédures, les conditions d’accueil et les règles de qualification. Il constitue, pour l’essentiel, l’objet de la loi 2015-925 du 29 juillet 2015 procédant à la transposition de ces directives. Appeler dans ces conditions à une véritable politique « unifiée » de l’asile comme ce fut le cas au mois d’août à l’Elysée est donc une incongruité.

Le décalage existant entre les faits et le droit est frappant en cette fin d’été. Il est mortel pour ceux qui en sont victimes. Il mérite alors une explication, même sommaire. L’incapacité de l’un des chapitres législatifs les plus poussés du droit de l’Union à répondre au défi de la réalité est en effet surprenante.

En premier lieu, la stratégie de défausse des Etats membres dans leur gestion des demandeurs d’asile semble avoir fait long feu. Le système de Dublin, improprement nommé alors qu’il inspirait déjà la convention d’application de Schengen, établit un traitement unique des demandes d’asile, pour l’essentiel assuré par l’Etat d’entrée dans l’Union. Ce choix a donc fait peser l’essentiel des responsabilités sur les Etats membres situés sur la frontière extérieure de l’espace Schengen, pour le plus grand confort de leurs partenaires continentaux.

Démunis, comme la Grèce, ou pas, comme l’Italie, ils ont assumé tant bien que mal ce rôle, en temps normal. Quitte à prendre quelques libertés avec le respect des valeurs de l’Union, comme la Grèce à propos de l’accueil des demandeurs d’asile ou comme l’Italie de Silvio Berlusconi dans ses pratiques de réadmission vers la Libye de Kadhafi. Condamnées par la CEDH, les pratiques nourrissant cette solution bancale ont volé en éclat dans l’implosion géopolitique qui a frappé le bassin méditerranéen. La guerre en Irak et en Syrie a définitivement interdit de s’accommoder de cette situation et le non paper de Mme Mogherini sur lequel on revient plus loin a, au moins, pour mérite d’exprimer : “Europe must protect refugees in need of protection in a humane way – regardless of which EU country they arrive in.

Sans doute est-ce implicitement ce que traduit la décision allemande d’ouvrir ses frontières intérieures aux demandeurs en provenance d’autres Etats membres. L’acceptation sereine par l’Allemagne, pour ne pas dire la revendication, de la prise en charge de demandeurs de protection ayant transité par d’autres Etats membres de l’espace Schengen est un désaveu cinglant de la logique Dublin et de son incapacité à faire face à une crise d’une telle ampleur.

Quelques mois auparavant, l’attitude française à l’égard de son voisin à Vintimille était radicalement différente et relativise le discours pharisien tenu par ses autorités actuellement. Face à une population identique, le couple franco-allemand n’aura pas eu la même logique. Là où les valeurs et le droit l’ont ouvertement emporté outre-Rhin, calculs politiciens, absence de courage et discours contradictoires demeurent la règle de conduite, à droite comme à gauche à Paris, le tout sans profit puisqu’à la fin, comme en football, c’est toujours l’Allemagne qui l’emporte …

Sans qu’il soit ici question d’inventorier les failles du droit européen de l’asile, deux carences majeures méritent cependant le rappel.

La première est générale et tient à l’absence de prise en compte sérieuse de la dimension externe de la politique commune d’asile. Celle-ci est « politique » au sens premier du terme, depuis l’Antiquité et les Eglises où l’asile se délivrait, et elle implique une prise de position vis à vis de celui qui persécute. Celle-ci fait défaut dans les actes sinon les paroles, tant vis à vis du régime syrien que de ceux qui le combattent. Silences allemands, changements de pied français, prudences britanniques, lâcheté des autres, par exemple lorsque certains Etats membres récusent toute compréhension parce qu’ils n’ont déstabilisé ni l’Afghanistan ni l’Irak, telle est l’impasse actuelle de l’Union.

La faillite de la politique extérieure de l’Union et de ses membres est donc un véritable problème. La qualité de personne protégée est en effet, a priori, une qualité précaire. Que disparaisse la menace qui pèse sur son bénéficiaire et la protection cède, ipso facto, ce qu’il est surprenant de ne voir mis en relief par personne. Si la guerre au Proche Orient, et en Syrie en particulier, est la principale cause de l’exode, sa cessation est susceptible de renverser la tendance et de permettre le retour. Focaliser l’attention sur le retour des immigrés en situation irrégulière et ne dire mot de celui des personnes déplacées n’est pas de bonne politique, sauf à considérer qu’une nouvelle Palestine est en train de se constituer, en Irak (250 000 réfugiés), au Liban (1 113 000 réfugiés), en Jordanie (630 000 réfugiés), en Turquie (2 millions de réfugiés).

Dès lors, agir sur les causes, comme le souhaitent les partisans d’une intervention, et sur l’environnement de la zone de conflit, de la Turquie aux pays arabes, est une condition de l’efficacité. Le silence assourdissant de l’Union comme de ses membres sur ce point est troublant, notamment et y compris à Berlin. La timidité avec laquelle le « non-paper » de la Haute représentante en traite explique le silence poli avec lequel les ministres allemand, italien et français en prennent acte.

La seconde carence est ponctuelle, propre à l’asile et à la crise actuelle. Les milliers de morts en Méditerranée, plus de 3 000 selon le HCR, et ceux de la route des Balkans posent une question centrale, remettant en cause l’architecture de la politique d’asile actuelle : l’absence de voie légale ouverte aux demandeurs de protection. Celle-ci leur permettrait de ne pas risquer leur vie pour exercer ce qui est, rappelons-le, un droit, celui de voir examiner leur demande. Comment comprendre ainsi que des candidats à l’asile demeurant en Syrie, désireux de demander protection à la France, se voient opposer par les services français une preuve de leur capacité à retourner dans leur pays en vertu de l’article 21 du Code des visas ?

En d’autres termes, l’Union est ici au bout d’un processus où elle prétendu construire une politique commune dont elle laissait en fait la gestion aux Etats membres, particulier aux frontières extérieures de l’Union. Ici, la crise la conduit à clairement poser le débat en termes de repli national et intergouvernemental, sonnant le glas de l’Espace de liberté, ou bien d’avancée de type pré-fédéral mutualisant les charges et les responsabilités, notamment et y compris au moyen d’agences exécutives en charge des demandeurs d’asile.

C’est l’effet révélateur d’une crise interne profonde.