L’Agenda européen sur la migration : quatre affichages et un enterrement ? (actualisation)

par Henri Labayle, CDRE

Rarement une Communication de la Commission aura été attendue comme l’était celle relative à « l’Agenda européen sur la migration » (COM (2015) 240) présentée le 13 mai 2015, en grande pompe, par les deux vice-présidents de la Commission en lien avec le dossier et le commissaire en charge.

Rarement, aussi, une déclaration d’intentions de cette nature aura déclenché une telle levée de boucliers, médiatique comme politique. La virulence des critiques est d’autant plus vive que leurs auteurs s’expriment abondamment sur des sujets dont ils ignorent tout, notamment dans la classe politique française. Elle donne ainsi l’occasion à nombre de petits marquis poudrés de pourfendre doctement le « droit de l’hommisme » de la Commission, au mépris des valeurs, du droit et des traditions de la République dont ils se prétendent propriétaires.

L’annonce de cette publication avait servi jusqu’ici de bouclier à l’exécutif communautaire, au cours des semaines précédentes, pour affronter l’orage de la crise en Méditerranée et les bourrasques de la campagne électorale britannique. Il fallait bien passer à l’acte et le texte argumenté des propositions de la Commission est désormais posé sur la table de l’Union européenne.

Depuis, la Commission s’est empressée, et le mot est faible puisque certains textes n’ont pas été adoptés formellement, de démontrer qu’elle était au travail en convoquant une nouvelle conférence de presse, le 27 mai, qui précise les choses.

La compréhension du dispositif n’est pas aisée et elle n’emporte pas la conviction, même à la seconde lecture. Le doute s’installe vite en particulier parce que la précipitation des annonces entretient la confusion sur les mesures envisagées, les chiffres et les rôles respectifs des intervenants. La volonté apparente de la Commission de s’attaquer aux défauts les plus criants de la politique d’asile et d’immigration ne serait-elle pas, en définitive, un prétexte, une stratégie d’évitement destinée à laisser aux Etats membres le soin d’assumer l’échec devant les opinions publiques ? En d’autres termes, une fois les bonnes consciences satisfaites, cet affichage bruyant ne préfigure-t-il pas en fin de compte, au pire, un enterrement en bonne et due forme et, au mieux, un résultat bien en deça des besoins ?

1. Quatre « piliers » en guise de politique

L’Agenda européen sur la migration concrétise l’engagement politique du candidat Juncker, dès 2014. Il traduit ainsi la volonté du président de la Commission de donner un sens politique à son action, comme il l’avait annoncé. Dans une curieuse démarcation entre « l’immédiat » et le plus long terme, le discours peine pourtant à séduire. Ni par son appellation, puisque cet agenda européen sur « l’immigration » fait étonnamment l’impasse sur « l’asile », ni par sa construction thématique, la Communication (2015) 240 de la Commission n’est convaincante.

a. un angle de vue discutable

L’immédiat, d’abord, la crise méditerranéenne, n’est pas qualifié pour ce qu’elle est : crise de l’asile avant d’être crise de l’immigration, cette pression brutale révèle les limites de la politique de contrôle des frontières de l’Union. Inscrite dans une mutation globale des flux migratoires, rien ne dit qu’elle cessera au prix de quelques efforts budgétaires et techniques ciblés et ponctuels. Aujourd’hui dramatique en raison des naufrages et disparitions multiples des migrants, cette tension existe aussi aux frontières terrestres de l’Union et, la mort en moins, elle produit les mêmes difficultés à l’Est de l’Union. Aussi, on a peine à comprendre l’intérêt qu’il y a à la détacher de l’ordinaire, en opposant l’immédiat au plus long terme, sauf à croire que les causes de la migration disparaissent brusquement, ce qui est tout sauf vraisemblable. Ce choix de présentation brouille la ligne directrice des actions proposées par la Commission.

Ensuite et surtout parce que la politique d’asile n’est en aucun cas une composante de la politique d’immigration. Les traités l’indiquent sans aucune espèce de doute et jusqu’ici la Commission s’était toujours attachée à les distinguer soigneusement. Cette politique exprime une obligation qui pèse sur l’Union mais aussi et surtout sur chacun de ses Etats membres qui ont souscrit individuellement aux engagements internationaux qui l’édictent, à Genève comme à Strasbourg. Les rodomontades britanniques ne changent rien à la réalité juridique : il n’est pas possible à un Etat signataire de la CEDH ou de la convention de Genève de « renvoyer » les demandeurs de protection, avec ou sans l’Union. Elles ne sont pas plus crédibles d’ailleurs que son auto-présentation avantageuse comme une « forteresse » insulaire, quand on sait qu’à lui seul le Royaume Uni délivre annuellement 700.000 des 2,3 millions de permis de résidence accordés dans l’Union.

Faire masse de ces deux volets distincts que sont la « politique commune d’asile », d’un côté, et la « politique commune d’immigration », de l’autre, est une faute politique. Elle accrédite l’idée qu’accepter ou refuser un demandeur de protection et un immigrant ordinaire relèverait de la même démarche. Or, ce qui est obligation pour le premier n’est que faculté pour le second.

Cet amalgame effectué par la Commission a donc un effet politique désastreux. Il rend inutile de tenter une pédagogie quelconque vis à vis des opinions publiques nationales, déjà largement persuadées de l’identité des choses et refusant d’entendre les nécessités de la protection, dans un refus obstiné d’ouvrir la porte du continent à qui que ce soit.

b. un préalable : l’action immédiate en Méditerranée

L’Agenda européen prétend offrir ici une réponse ponctuelle à une situation d’urgence, tout en testant d’éventuelles solutions pour l’avenir. On peut comprendre que la Commission désire prendre ici sa place dans la gestion d’une crise qui a déjà vu, le 23 avril, le Conseil européen puis le Parlement européen s’émouvoir des drames en cours.

Pourtant, la portée du discours est brouillée. En quoi la détermination à poursuivre les trafiquants et à sauver des vies, à soutenir les efforts des Etats placés première ligne, en allouant près de 90 millions d’Euros supplémentaires à ces différents volets de l’action, ne ferait-elle pas partie intégrante et durable de la politique migratoire de l’Union ? De tels dispositifs doivent être envisagés de façon pérenne et il est peu douteux qu’ici le renforcement des moyens alloués aux agences doive s’inscrire dans le temps, faute d’une prise de conscience initiale et en raison de la dégradation du contexte.

La crise Méditerranéenne, portée à son paroxysme comme aujourd’hui, fait donc office de laboratoire, préfigure des solutions de plus longue haleine, comme on y reviendra à propos de la relocalisation. En fait, n’est-on pas en train d’assister à une montée en puissance de l’Union, et notamment de ses agences, en raison de l’impuissance de certains Etats membres à gérer les flux migratoires? Il est douteux que cette “communautarisation par défaut” ne provoque pas une vive réaction de la part d’autres Etats membres, en particulier de la France et de la République fédérale … Une chose est de la tolérer pour le franchissement des frontières et Frontex, une autre est de l’accepter en matière d’asile au vu des obligations internationales de protection pesant sur chaque Etat individuellement…

c. un premier pilier : réduire les incitations à la migration irrégulière

Ce choix indique l’ordre des priorités politiques au sein de cette politique commune, même si l’énumération des moyens ne contient guère de nouveautés et si sa pauvreté pousse même parfois à n’y voir qu’un rappel de l’existant.

Dès lors, présenter l’envoi d’un officier de liaison auprès des délégations de l’Union dans les pays tiers sous tension comme un progrès susceptible d’inverser les flux migratoires fait sourire … Aligner les millions d’euros pour persuader de l’avenir des Partenariats de mobilité, dont le bilan demeure encore à tirer, et des Programmes régionaux de développement et de protection (PRDP) pour l’Afrique du Nord et la Corne de l’Afrique encore peu convaincants relève de la seule communication politique. Mauvaise, quand sigles et chiffres y ont vite raison de la capacité de compréhension de l’interlocuteur …

Il en va de même lorsque la Commission cède à son addiction pour les « plans d’action » afin de proposer des mesures visant à faire du trafic de migrants une activité criminelle « à haut risque et peu rentable », tant cette logorrhée est connue dans les cercles de l’Union. L’idée laisse perplexe quant à son efficacité même si l’angle de la lutte contre les finances des trafiquants est certainement prometteur, comme il le fut dans la lutte contre certaines formes de terrorisme.

Aux mêmes vœux pieux correspond le souhait parfaitement creux, entendu mille fois, « d’élaborer un nouveau plan d’action comprenant des mesures visant à faire du trafic de migrants une activité criminelle à haut risque et peu rentable, et s’attaquer aux causes profondes des migrations au moyen de la coopération au développement et de l’aide humanitaire » …

Modifier la base juridique de l’agence Frontex en vue de renforcer son rôle en matière de retour est en revanche plus intéressant. Souvent vilipendée, parce que sa tâche n’est guère valorisante, surveiller et retourner les migrants en situation irrégulière, l’agence Frontex est une réussite qui ne doit ses limites qu’à la parcimonie avec laquelle les Etats et l’Union lui accordent des moyens.

d. une seconde préoccupation : la gestion des frontières

Ce second « pilier » de l’agenda renvoie simplement à l’article 77 TFUE qui mentionne, rappelons-le, un « système intégré de gestion des frontières extérieures ». Il est politiquement relié à l’objectif de « sauver des vies » dont l’actualité a montré qu’il avait été long à émouvoir les membres de l’Union. La Communication (2015) 240 n’est pas particulièrement novatrice sur ce point, mentionnant le besoin de consolider les standards d’intervention sur le terrain et faisant la promesse « d’ouvrir le débat politique global » vers l’institution d’un système européen de gardes frontières. Ce qui ne mange pas de pain.

Pour le reste, de l’utilisation des nouvelles technologies pour identifier les risques ou gérer les « smart borders » jusqu’au renforcement des moyens et des capacités de Frontex notamment, rien de bien nouveau sous le soleil.

Plus significatif sans doute est l’affichage de l’appui sur les pays tiers, via l’outil du Plan d’action avec l’Afrique et en particulier des Programmes de développement et de Protection, bénéficiant d’une enveloppe supplémentaire de 30 millions d’Euros. Confirmant les rumeurs à ce propos, deux Etats sont ciblés, le Niger et le Mali, à la fois pour sécuriser les migrants mais aussi lutter contre les passeurs, ce qui laisse un peu rêveur pour ce qui est de la situation dans le second de ces Etats.

Nouveauté enfin confirmée officiellement, l’appui sur les Etats tiers prendra la forme, sans doute pas expérimentale, d’un « centre polyvalent pilote » qui devrait être créé au Niger, reprenant ainsi la vieille polémique sur l’externalisation des politiques d’asile, chère à Tony Blair il y a plus de dix ans. Il devrait, selon la Commission, « fournir des informations, assurer une protection au niveau local et offrir des possibilités de réinstallation aux personnes dans le besoin ». En d’autres termes, éviter la poursuite du voyage en offrant à ceux qui le comprennent des « solutions d’assistance au retour volontaire ». En appui avec l’OIM, et surtout le HCR qui n’y est pas opposé par principe, ce schéma a vraisemblablement toutes chances de devenir un axe fort des politiques de l’Union.

e. une politique commune « solide » en matière d’asile

La promesse laisse songeur, tellement cette politique commune a connu l’investissement le plus important qui soit : deux générations de textes successifs ont ainsi jeté les bases, d’abord, puis corrigé, ensuite, les principaux défauts du régime commun d’asile.

Affirmer que l’on va donner priorité à la mise en oeuvre intégrale et cohérente du régime d’asile européen commun revient en fait à lister tous les manquements à propos desquels la Commission semble ignorer qu’il existe une procédure contentieuse pour parvenir à des résultats.

Elle lui serait pourtant bien utile lorsqu’elle indique que l’on pourrait progresser, par exemple, « notamment en encourageant les États à procéder systématiquement à l’identification des migrants et au relevé de leurs empreintes digitales », allusion transparente aux pratiques italiennes.

La Commission propose ainsi, le 27 mai, des « lignes directrices sur le relevé d’empreintes digitales » destinées à garantir l’efficacité du régime d’asile européen commun. Parce qu’il est « indispensable de relever systématiquement les empreintes digitales des migrants à leur arrivée », les lignes directrices publiées par la Commission exposent les meilleures pratiques pour relever les empreintes digitales des demandeurs de protection internationale nouvellement arrivés. Très curieusement, du point de vue de la souveraineté des Etats membres, « des équipes de l’EASO, de Frontex et d’Europol travailleront aux «points névralgiques» sur le terrain afin d’identifier et d’enregistrer rapidement les migrants à leur arrivée, de relever leurs empreintes digitales, et de déterminer lesquels d’entre eux ont besoin d’une protection ». On est impatient de lire une analyse juridique de cette option, tant du point de vue des Etats membres que de celui des demandeurs …

De même, la Commission se garde-t-elle d’une analyse un peu poussée des chiffres de l’asile 2014 qu’Eurostat vient justement de publier. On y verrait qu’effectivement la concentration des demandeurs pose le même problème à l’Union qu’à certains Etats membres, comme la France où l’Ile de France et la région lyonnaise subissent l’essentiel de la pression. On y verrait que les taux de reconnaissance sont passablement variables, les 9 % hongrois interrogeant l’observateur s’il les compare aux 94 % bulgares ou aux 77 % suédois, les 22 % français traduisant la réalité d’un Etat qui se berce d’idées reçues. On pourrait aussi s’étonner de la variation importante entre les formes de protection accordée à des demandeurs de même nationalité, selon les Etats membres. De tout cela rien n’est dit.

Parmi les raisons ayant inspiré la communication de la Commission, ces chiffres de l’asile sont révélateurs des tensions internes à l’Union. Quoique le droit européen de l’asile soit présumé être harmonisé, des interrogations préoccupantes demeurent et elles reçoivent aucune réponse d’ordre géographique. Placer les Etats membres cités plus haut sur une carte de l’Union en témoigne.

Ainsi, pour les raisons que l’on sait, le nombre des Syriens a quadruplé depuis 2012 et ils forment désormais le contingent le plus important de bénéficiaires de l’asile. Cependant, 60% de ces 68.000 personnes sont placées sous la seule protection de l’Allemagne (27.500) et de la Suède (16.800) et ils ne sont pas la première nationalité protégée en France ni au Royaume Uni. De même, si l’Erythrée (14600 réfugiés) est la seconde nationalité protégée dans l’Union, plus des trois quarts des Erythréens obtiennent l’asile dans trois Etats seulement, au Royaume Uni, en Suède et aux Pays Bas. Comment s’étonner de les retrouver à Calais, informés qu’ils sont des 183 demandes acceptées en 2014 en France ?

Plutôt que les défaillances des Etats membres, mieux vaut alors, pour plaire et parce que cela n’est pas totalement faux, stigmatiser les individus et les « abus de ce régime » et proposer d’en limiter l’impact, par exemple en ré-ouvrant le dossier des dispositions relatives au pays d’origine sûr figurant dans la directive sur les procédures d’asile …

f. une nouvelle politique pour la migration légale

Mettre en avant l’immigration légale à l’occasion d’un débat sur les crises de l’immigration irrégulière n’est pas de la première habileté politique, malgré les termes de l’article 79 TFUE. Sa présentation est d’ailleurs quelque peu excessive : comment qualifier de « nouveau » quelque chose qui n’existe pas ou quasiment puisque les Etats se sont réservés la définition des volumes d’accès à leurs marchés du travail respectifs ?

Son objectif principal est pourtant évident, répété depuis des années par la Commission, confirmé par les démographes et délibérément ignoré par des Etats membres plongés dans l’autisme devant le déclin démographique. En revanche, qu’il soit permis de sourire de voir ici recyclée la directive « Carte bleue » : qui en délivre aujourd’hui, mises à part les 11.580 cartes délivrées en Allemagne sur les 12.854 comptabilisées dans l’ensemble de l’Union en 2013

Quant au souhait de fixer de « nouvelles priorités pour nos politiques d’intégration », comment renouveler là encore quelque chose qui n’existe pratiquement pas, malgré quelques vagues incitations ? L’ambition principale de la Commission en la matière serait-elle seulement de rendre « les envois de fonds moins couteux, plus rapides et plus sûrs » ? Quel manque de sérieux …

2. L’aboutissement, un enterrement programmé ?

L’Agenda européen pour les migrations présente un double visage. Celui d’une opération de recyclage de mesures diverses, ayant déjà fait passablement la preuve de leur échec, d’abord. Mais aussi celui d’un message politique fort et nouveau, interpellant la communauté des Etats membres, au mépris de leurs opinions publiques. Il reçoit à ce titre le soutien appuyé et justifié des ONG comme du HCR.

D’où un certain trouble à sa lecture. Comment critiquer radicalement un discours mené en toute clarté par le chef de l’exécutif communautaire, sur un terrain enfin politique et posé, il était temps, en termes de solidarité. Cette première a en effet et, au moins, pour mérite de tenter de provoquer un réel déclic politique, quitte à provoquer les opinions publiques.

a. dissimuler une situation d’impasse

C’est le spectacle lui-même des migrants irréguliers et des demandeurs d’asile qui oblige à tirer le constat d’échec d’une politique commune désertée politiquement par la Commission depuis le départ d’Antonio Vitorino, seul grand commissaire qu’ait eu la JAI. Technocratie galopante, discours convenus et culture gestionnaire surréaliste y ont tenu lieu de ligne politique, depuis. La nouvelle Commission en hérite, qu’on en juge.

De 2012 à 2014, en deux années, le chiffre des demandeurs d’asile dans l’Union a doublé, passant d’un peu plus de 300.000 demandes à un peu plus de 600.000. Cette explosion pose des difficultés majeures à l’Union dont il révèle au grand jour les failles et l’absence de cohésion, comme on l’a vu plus haut. Aucune leçon politique n’en est pourtant tirée publiquement.

Ainsi, la pierre d’angle sur laquelle le régime d’asile commun est fondé, le règlement Dublin, réclame-t-il depuis Schengen dont il est l’héritier que l’Etat membre par lequel le demandeur pénètre dans l’Union soit responsable de son traitement. Ce faisant, il établit a priori l’essentiel de la pression sur les Etats membres situés sur la périphérie de l’Union. Or, si l’on examine un peu attentivement les chiffres de l’asile autrement que pour savoir qui en fait le plus ou le moins, il est possible d’en tirer des enseignements. Parmi les 4 Etats membres recevant aujourd’hui 71% de la demande d’asile (Allemagne, Suède, Italie, France), un seul d’entre eux, l’Italie, est au contact direct des arrivants. L’échec de la stratégie de l’Union est donc administré par les chiffres, sans que l’on s’en inquiète vraiment puisque, malgré ses défauts, le système continue à être accepté par les Etats, y compris ceux de seconde ligne, qui en refusent le changement.

Preuve de ces démissions a été donnée par le silence poli gardé, déjà, sur ces dysfonctionnements lors de évaluation light faite par la Commission lors de la révision du texte en 2008, malgré les critiques du Parlement à l’époque. Les problèmes demeurent et les chiffres sont impitoyables : le taux des demandeurs d’asile transférés en vertu de Dublin vers l’Etat responsable atteint péniblement les 16 % annuels en France, selon le dernier rapport du Senat.

Au nom de la vieille maxime selon laquelle on ne change pas une équipe qui perd, l’Agenda annonce pourtant la couleur : ce n’est qu’au début de la future évaluation de Dublin III, en 2016, que la Commission s’interrogera sur le fait de savoir « s’il est nécessaire de réviser les paramètres juridiques du système de Dublin pour parvenir à une répartition plus équitable des demandeurs d’asile en Europe »…

Pour ce qui est de l‘immigration irrégulière, et les chiffres d’Eurostat sont impitoyables, comme la Commission qui les cite le sait : sur les 425.000 décisions de retour prononcées en 2013, 167.000 seulement ont été exécutées concrètement. Après avoir essuyé les foudres incompréhensibles de ceux qui s’offusquaient que l’on harmonise les conditions dans lesquelles ce retour doit avoir lieu, l’Union ne s’attaque pas véritablement à un problème qui pollue l’ensemble de la matière, laissant le juge tricoter et détricoter des jurisprudences hésitantes.

Pourtant, mettre des noms et des visages sur les abcès de fixation de ce blocage est aujourd’hui possible, par exemple en listant les Etats tiers réticents à reprendre en charge leurs ressortissants qui sont l’objet de mesures d’éloignement. Par ordre décroissant, le Maroc, le Pakistan, l’Albanie, la Russie, l’Inde pourraient ainsi être un sujet de réflexion diplomatique. Celle-ci n’est pas impossible. On note ainsi dans l’Agenda que la Commission envisage, enfin, de modifier sa pratique des accords de réadmission en les centrant sur les nationaux et en cessant de croire que les Etats tiers accepteront de reprendre en charge des ressortissants étrangers ayant transité par leur territoire, qui pèsent aussi sur leurs propres équilibres internes.

b. se prémunir contre l’échec 

L’interrogation est possible. L’intelligence politique du président de la Commission est trop grande et sa parfaite connaissance du contexte européen trop affirmée pour que les risques entraînés par certaines propositions phares de l’Agenda aient été ignorés. Or, une double confusion du discours conduit soit à l’échec de la tentative soit à la vider de sa portée.

Le premier amalgame consiste, on l’a dénoncé plus haut, à entretenir une équivoque détestable entre demandeurs d’asile et immigrants ordinaires, au plan politique comme technique. Banalisés et stigmatisés, les demandeurs de protection en sont les premières victimes.

Or, c’est aujourd’hui le premier résultat tangible de la communication de la Commission. La presse unanime confond allègrement les propositions chiffrées de répartition de la Commission, qui concernent exclusivement les demandeurs d’asile, avec la gestion de l’immigration irrégulière ordinaire. Cette lecture induite par la présentation biaisée de l’Agenda a évidemment été relayée immédiatement par la classe politique toute entière et, au sein même de certains Etats membres comme la France, la confusion est évidente, comme les lectures variées du chef de l’Etat et du chef du gouvernement en attestent..

Un second trouble, ensuite, est entretenu par les effets d’annonce entre des propositions de « relocalisation » et « réinstallation » annoncées par la Commission. L’idée est pourtant simple : soit on traite de personnes qui sont déjà dans l’Union (relocalisation), soit on vise des personnes encore à l’extérieur (réinstallation). L’Agenda européen propose en effet deux mesures distinctes qui touchent des situations totalement différentes et l’imprécision de son propos, comme le mélange du genre entraîné par le terme “quotas”, est trop flagrante pour avoir échappé à ses auteurs. Clarifier les choses et les compléter était sans doute le but recherché par la conférence de presse du 27 mai où les textes annoncés n’étaient même pas disponibles et, pour ce qui est de la recommandation, même pas adoptée formellement !!!

La première proposition est entièrement nouvelle. Elle consiste à procéder à une « relocalisation » temporaire des demandeurs qui ont « manifestement besoin d’une protection internationale ». Celle-ci serait justifiée par le jeu du principe de solidarité de l’article 80 TFUE afin « d’assurer une participation équitable et équilibrée de tous les États membres à cet effort commun ».

La Commission propose ainsi de « déclencher le système d’intervention d’urgence envisagé par l’article 78 §3 TFUE ». C’est là en réalité un mensonge par anticipation, le traité ne contenant pas à ce jour de « système d’intervention d’urgence » mais, beaucoup plus modestement une « procédure » d’urgence. Cette dernière dispose que, « au cas où un ou plusieurs États membres se trouvent dans une situation d’urgence caractérisée par un afflux soudain de ressortissants de pays tiers, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut adopter des mesures provisoires au profit du ou des États membres concernés. Il statue après consultation du Parlement européen ». Pas davantage, et à la majorité qualifiée. D’où une formulation plus prudente depuis, celle d’une « proposition de mesures temporaires en matière de relocalisation d’urgence. »

Anticiper sur l’accord des Etats membres en Conseil ne fait pas peur à la Commission, ce qui est aussi une nouveauté révélatrice. Cette « relocalisation » concernerait donc vraisemblablement des demandeurs ayant déjà pénétré dans l’Union de manière illégale comme elle le constate elle-même. De façon logique mais passablement arbitraire, la Commission a ajouté depuis que les bénéficiaires potentiels d’une relocalisation seraient donc des demandeurs possédant une nationalité pour laquelle le taux de reconnaissance d’une protection internationale, à l’échelle de l’UE, est égal ou supérieur à 75 % selon les dernières données Eurostat disponibles. Autrement dit, les Syriens et les Érythréens.

Le mécanisme reposerait sur une clé de répartition fondée sur des critères tels que le PIB (40%), la taille de la population (40%), le taux de chômage (10%) et le nombre de demandeurs d’asile déjà acceptés et de réfugiés déjà réinstallés (10%). L’État membre d’accueil serait responsable de l’examen de la demande d’asile conformément au droit de l’Union. Notons au passage, que chacun d’entre eux tord le cou à l’image d‘une France « terre d’asile », qui, elle, relève du passé et se bat actuellement pour que le chiffre des demandeurs d’asile, qui lui est favorable, pèse pour 30% des critères …

L’ensemble prend la forme d’une « proposition de décision du Conseil établissant des mesures provisoires en matière de protection internationale en faveur de l’Italie et la Grèce », COM (2015) 286), pour une durée de deux ans. La Commission écarte Malte du dispositif sans vraiment convaincre, si l’on raisonne à propos de la pression subie en termes de chiffres relatifs. L’indifférence manifestée par la Commission à l’égard des personnes « relocalisées » qui n’accepteraient pas la destination qu’on leur assigne n’est pas davantage concluante …

Bien évidemment, les trois Etats membres en situation d’opt-out vis à vis de certaines politiques de l’Espace de liberté pourraient se tenir à l’écart du dispositif, ce que le Royaume Uni a, d’ores et déjà, annoncé.

Concrètement, il s’agit donc d’une dérogation limitée et temporaire à certaines dispositions du règlement de Dublin, notamment en ce qui concerne le critère de détermination de l’État membre responsable de l’examen de la demande d’asile. Recevra-telle l’assentiment des Etats partisans du texte qui en ont refusé toute modification substantielle ?

Dans un second temps, le 27 mai 2015, la Commission a jugé nécessaire d’apporter des précisions chiffrées, absentes deux semaines plus tôt. D’abord pour ce qui concerne le volume des personnes intéressées : elles seraient 40.000 au total, soit 40 % des personnes entrées illégalement en Italie et en Grèce ce qui correspond à 24.000 personnes provenant d’Italie et à 16.000 personnes provenant de Grèce.

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En contrepartie, les Etats acceptant de relocaliser recevront une somme forfaitaire de 6000 €, 240 millions du Fonds «Asile, migration et intégration» (FAMI) ayant été dégagés pour ce Programme de 24 mois.

D’autant que la Commission n’en reste pas là. Le 13 mai, elle envisageait , après 2015, de rendre « permanent », automatique » et « obligatoire » un tel système (COM (2015) 240 p.5), au mépris des rapports de force politique et de la souveraineté des Etats membres que l’état du droit de l’Union ne saurait contraindre à ce point. Histoire de renforcer l’attrait d’une initiative qui suscite déjà une forte opposition chez les Etats membres ? On a déjà vu plus habile …

Une certaine surprise découle donc du portage politique et technique de cette séquence. Cela est particulièrement vrai quant à l’impasse totale de la Commission sur un outil existant, précisément en cas d’urgence, celui de la directive 2001/55 du 20 juillet 2001, relative à des normes minimales pour l’octroi d’une protection temporaire en cas d’afflux massif de personnes déplacées et à des mesures tendant à assurer un équilibre entre les efforts consentis par les États membres pour accueillir ces personnes. Elaborée, acceptée et mise en œuvre à l’occasion de la guerre du Kosovo, ce texte permet de mesurer jusqu’où va la tolérance des Etats membres et le point ultime de leur compréhension. Elle ouvre temporairement la protection dans l’Union … sur une base strictement volontaire des Etats, comme son article 26 l’indique. Il n’en est pas fait mention un seul instant dans l’Agenda.

Ce jusqu’au boutisme fait alors naître le doute, surtout à propos d’une institution jusqu’ici guère réputée pour son courage politique. On peine à comprendre qu’une institution déterminée à faire aboutir une proposition de cette nature puisse la libeller et la présenter en ces termes … Force est alors d’imaginer que le but recherché par la Commission est peut-être finalement de tomber au champ d’honneur des propositions généreuses, tout en provoquant un électrochoc politique …

Quoi qu’il en soit, on y reviendra de manière détaillée dans ces colonnes.

La seconde proposition majeure de l’Agenda est totalement différente. Elle concerne la « réinstallation » des demandeurs d’asile. En droit des réfugiés, le procédé de la réinstallation est parfaitement classique, d’ores et déjà connu et pratiqué dans l’Union européenne (COM (2009) 447) où il fait l’objet d’un Programme récent, à très faible échelle certes. Il s’effectue sur une base volontaire et, à l’heure actuelle, seuls 15 États membres de l’UE ont des programmes de réinstallation, trois autres États membres pratiquant ponctuellement la réinstallation. Les autres États membres ne participent pas à la réinstallation. Ce qui permet de mesurer leur enthousiasme et de douter qu’ils changent de position…

Il s’agit ici du transfert des personnes ayant « clairement besoin d’une protection internationale », depuis l’extérieur, c’est-à-dire depuis un Etat tiers, vers un Etat membre qui en est d’accord, sur proposition du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés qui joue le rôle d’intermédiaire.

Là, plus question de bâton et d’obligations mais de carotte. Une simple « recommandation » de la Commission permettra de mettre en place un nouveau « programme de réinstallation », qui s’ajoutera à l’existant et sera assorti d’une incitation financière de 50 millions d’€ dans les deux ans.

Un volume global est indiqué : un ensemble de 20.000 personnes seraient concernées sur la période. La clé de répartition de ces demandeurs serait la même que pour la relocalisation d’urgence, qui demeurerait volontaire, les Etats associés pouvant y participer.

Comment ne pas s’étonner alors des cris d’orfraie poussés dans la plupart des Etats membres. Il s’agit là de répartir ainsi 10.000 demandeurs par an dans l’Union, ceci à rapporter aux 500 millions d’habitants de l’UE et alors même que, pour la seule année 2014, l’Union a déjà ré-installé 6.380 personnes … La simulation établie par la Commission selon les critères évoqués plus haut aboutit à un résultat dont on peine cependant à comprendre pourquoi il provoque une telle levée de boucliers. Qu’on en juge et que l’on rapporte le chiffre actuel des réinstallations annuelles à celui qui est proposé pour en comprendre le ridicule au regard des besoins en réinstallation qui se chiffrent en millions selon le Haut Commissariat.

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Autrement dit et à supposer qu’il soit accepté, l’effort prétendu de l’Union n’est en rien à la mesure des drames qui se jouent, aux millions de réfugiés syriens fuyant la mort ou la persécution, en Turquie, en Jordanie ou au Liban. Là où l’Allemagne annonce 10.000 places, la France parle de moins d’un millier …

L’accueil réservé à l’Agenda européen et plus précisément à ces propositions de répartition de demandeurs d’asile est à la mesure du changement de paradigme qu’il formule. Rien d’étonnant à ce que les ONG ou le Haut Commissariat aux réfugiés approuvent cette direction. Rien d’étonnant non plus à ce que la Hongrie, la Pologne, le Royaume Uni, la France, la République fédérale de façon plus ambiguë, s’y opposent tandis que les autres conservent un silence prudent. Ce qui est en cause, en fait, est la capacité souveraine de chacun à décider d’accueillir le demandeur de protection. Lecture commune des motifs d’octroi de la protection, reconnaissance mutuelle des décisions, contrôle juridictionnel à terme sont autant d’étapes qu’il faudra pourtant bien franchir un jour.

Sans doute est-ce parce qu’il est sans illusion sur les chances du dossier que le président de la Commission a choisi le terrain de la provocation. Le temps n’est sans doute pas mûr pour passer à une nouvelle étape. Tant pis pour le cimetière de la Méditerranée, les apparences seront sauves.