Angela Merkel au Parlement européen, des paroles aux actes ?

par Henri Labayle, CDRE

Le discours prononcé par Angela Merkel devant le Parlement européen, le 7 octobre 2015 aux cotés de François Hollande, est remarquable en tous points. Au delà du symbole d’une intervention du couple franco-allemand, qui n’était d’ailleurs peut être pas le meilleur signal à envoyer à ceux que l’on tentait de convaincre, cette prise de parole publique devant les représentants des peuples européens ne manque pas de sens.

Il était donc naturel  d’en souligner l’impact, partageant le sentiment d’un Jürgen Habermas « aussi surpris que réjoui » par le positionnement allemand face à la crise des réfugiés dans l’Union.

L’intervention de la chancelière allemande traduit en effet une constance politique qui mérite le respect et elle annonce des évolutions techniques qui suscitent l’interrogation.

1. La constance

Angela Merkel persiste et signe, est-on obligé de souligner. Malgré une vague grandissante de critiques, confrontée à une fronde plus ou moins larvée au sein de sa propre majorité et à une crispation évidente de l’opinion publique allemande que traduisent des sondages récents, la chancelière n’a pas dévié d’un pouce quant au terrain sur lequel elle entendait se placer et entraîner à sa suite l’Union européenne.

Ce dernier est le seul concevable, il est celui des valeurs de l’Union européenne qui, aux termes des traités, la « fondent » et « sont communes aux Etats membres » et dont l’Union doit assurer la « promotion ». C’est à ces valeurs et à la dignité de l’être humain que s’est référée explicitement la chancelière allemande le 31 aout lorsque la crise matérielle de l’asile s’est transportée sur le terrain institutionnel.

Aussi, tenir le cap politique en faisant valoir qu’à l’inverse de ce que l’on entend ici et là, le débat ne se pose pas en termes d’opportunité mais d’obligation morale autant que juridique est un discours responsable. Tout autant que l’est le propos répétant qu’isolément les Etats sont impuissants et que la réponse collective est la seule envisageable. Effectivement, « céder à la tentation de rétrograder, d’agir à une échelle nationale » serait une erreur historique et il convient politiquement « d’assumer l’attrait de l’Europe ».

Tel est le bon angle d’attaque du débat public. Faut-il en effet rappeler que, depuis le traité de Maastricht qui la considérait comme une « question d’intérêt commun » jusqu’à l’affirmation d’une « politique commune d’asile » à Amsterdam, l’accueil des demandeurs de protection internationale s’est européanisé au point de nécessiter une seconde génération des textes composant le régime d’asile commun ? Les articles 18 et 19 de la Charte se bornent à en tirer les conséquences.

Du reste, et à supposer que le niveau européen de cette protection du droit d’asile soit discutable, comment oublier les contraintes pesant sur la totalité des Etats membres de l’Union en raison de leur adhésion à la Convention de Genève comme à celle des droits de l’Homme ? Enfin et au delà de la France et de la République fédérale et pour n’en rester qu’aux Etats membres récalcitrants, comment nier l’autorité de la proclamation de ce même droit d’asile par les textes constitutionnels en Hongrie (article 14), en Pologne (article 56) ou en Slovaquie (article 53) ?

Aussi, prétendre mener la contestation des mesures arrêtées dans l’Union en matière de relocalisation des réfugiés au nom du respect de la légalité, comme semble vouloir le faire la Slovaquie, témoigne d’une curieuse vision de la Communauté de droit à laquelle on appartient, par delà les arguments techniques ou procéduraux fondés ou non.

Cette constance avait également animé auparavant le propos remarquable du Président de la Commission, le 9 septembre dans son discours sur l’état de l’Union prononcé lui aussi devant le Parlement européen.

Rappelant le poids de l’Histoire du continent européen, avant, pendant comme après le second conflit mondial, le chef de l’exécutif communautaire a choisi de mettre l’accent sur « le respect de nos valeurs communes et de notre histoire » après avoir resitué l’ampleur de l’effort à accomplir. Soulignant l’impact du contexte international autant que les enjeux d’une sous-estimation des besoins de protection, Jean Claude Juncker a ainsi redonné sa signification politique à la fonction qu’il exerce, enfin.

Ce faisant, l’alliance des deux acteurs principaux de l’Union n’aurait pu produire d’effet sans le relais efficace d’une présidence luxembourgeoise renouant avec la tradition qui veut qu’une présidence assurée par un petit Etat membre soit souvent des plus productives. Là encore, la brusque accélération du dossier législatif « relocalisation » en a tiré le bénéfice, les deux décisions de relocalisation ayant été publiées et commençant à prendre effet.

Pour autant, la constance du discours est-elle annonciatrice de véritables changements dans la politique d’asile de l’Union européenne ou bien faut-il en douter, à l’image de certains commentaires médiatiques au lendemain de ce discours regrettant l’absence de mesures concrètes ?

2. Le changement

D’ores et déjà, il est en marche. La conduite du dossier législatif de la relocalisation en est précisément une manifestation douloureuse pour les partisans de la méthode intergouvernementale.

On sait en effet la grande relativité de la communautarisation des procédures législatives. Malgré l’appellation des traités, la « procédure législative ordinaire » qui voudrait que la majorité qualifiée et l’accord du Parlement soient la règle en matière d’asile et d’immigration est passablement différente dans la pratique décisionnelle. La culture du consensus qui anime les diplomates qui se prétendent législateurs les amène ainsi à préférer les pratiques anciennes, celles qui consistent à ne pas forcer les Etats membres, conduits au pire à se réfugier dans l’abstention.

Ainsi, le 20 juillet 2015, une « décision des représentants des gouvernements des Etats membres réunis au sein du Conseil» c’est-à-dire un acte non pas de l’Union mais un acte engageant simplement les Etats collectivement (CJUE, 30 juin 1993, Parlement c. Conseil et Commission, C-181/91 et C-248/91, point 25) a permis de surmonter, par consensus, les désaccords entre Etats et d’adopter la décision 2015/1523 procédant à la relocalisation de 40 000 personnes à partir de la Grèce et de l’Italie.

En revanche, le retour à l’orthodoxie communautaire s’est avéré bien plus pratique lorsqu’il a fallu surmonter l’opposition résolue de quatre Etats membres : la décision 2015/1601 du 22 septembre 2015 a donc été adoptée selon les voies classiques du traité et même en utilisant la procédure de vote à la majorité qualifiée … Signe de l’ampleur des désaccords, les conclusions de cette réunion ont été présentées par le ministre luxembourgeois comme « celles de la Présidence » et non du Conseil …

La seconde marque de changement a frappé l’espace Schengen. Improprement présenté comme relevant des « accords de Schengen », présentation ambiguë qui pourrait laisser penser que ces accords peuvent être dénoncés, le droit de l’espace Schengen repose d’une part sur les articles 67 et 77 TFUE qui garantissent l’absence de contrôles aux frontières intérieures et, d’autre part, sur le règlement 562/2006 dit « Code Frontières Schengen » tel que modifié en 2013.

Ce dispositif de près de trente ans n’avait pas été conçu pour résister à une pression de l’ampleur de celle traversée par l’Union en cet été 2015. Il a donc volé en éclats tant à propos de la capacité des Etats membres à assumer leurs responsabilités de contrôles des frontières extérieures qu’en ce qui concerne l’interdiction d’exercer des contrôles nationaux aux frontières intérieures. Le rétablissement temporaire des contrôles aux frontières intérieures décidé par plusieurs Etats membres, de la Slovénie et l’Autriche avec l’aval de la Commission, conformément à l’article 25 du Code, a fait clairement ressortir la réalité.

Elle est double : d’une part, l’absence de modification substantielle d’un mécanisme conçu à 5 pour s’appliquer à 30 Etats est devenue clairement problématique, d’autre part, le maintien d’un espace de libre circulation intérieure dépend évidemment d’un renforcement effectif des contrôles aux frontières extérieures. Ce second constat ne connaît qu’une issue, à espace européen constant en tous cas : une gestion plus intégrée de ces frontières. Là encore, dès le début septembre comme au Parlement européen, la chancelière allemande n’a pas masqué la gravité de cet enjeu.

Troisième signe de changement, le plus lourd de signification sans doute, la remise en question du système dit de Dublin. Mal dénommé car né en réalité dans le chapitre VII de la convention d’application des accords de Schengen de 1990, ce système pose le principe du traitement unique de la demande d’asile. Critiqué à juste titre, d’une efficacité pour le moins douteuse comme en témoigne le dernier rapport d’AIDA, mis en cause jusqu’au Conseil de l’Europe, le système Dublin a connu diverses réformes mais n’a jamais été remis en question par principe.

La raison en est simple : il fait peser l’essentiel de la charge sur les Etats que le hasard de la géographie a mis au contact de la pression migratoire extérieure. Ceci sans aucune mesure avec leurs capacités de réponse, la Grèce étant un exemple caricatural de cette situation. Les Etats de seconde ligne, malgré ces dysfonctionnements, y trouvaient bon gré mal gré un certain confort et même si, dans les faits, le système n’a pas fonctionné comme on l’a vu en Italie ou en Grèce.

D’où une difficulté à accepter l’idée d’un changement, malgré le coup de tonnerre provoqué par l’ouverture des frontières allemandes, clairement en contradiction avec cet état du droit.

Cet attachement au dispositif Dublin s’est manifesté jusqu’au dernier moment. Ainsi, la réunion informelle des chefs d’Etat et de gouvernement du 23 septembre rappelait-elle que « nous devons tous respecter, appliquer et mettre en œuvre nos règles existantes, y compris le règlement de Dublin et l’acquis de Schengen ». De même, le dispositif de relocalisation adopté comme en préparation est-il présenté comme une « dérogation » au mécanisme de Dublin. Enfin, et sans que l’on voie exactement où elle entend se diriger, la Commission promet d’ouvrir le chantier de la réforme de Dublin en « mars 2016 ».

Sans tir de sommation, la salve de la chancelière allemande fait mouche et semble ouvrir un nouveau chapitre de la politique d’asile : « soyons francs, le processus de Dublin, dans sa forme actuelle, est obsolète » a-t-elle asséné aux parlementaires européens.

Dès lors, faut-il croire que la conclusion de la chancelière fera office de feuille de route ? Consciente de l’impasse dans laquelle sa politique l’a engagée, l’Union sera-t-elle capable d’une part d’ouvrir des voies légales d’accès à la protection et, d’autre part, de s’accorder sur une répartition équitable des charges telle que ses traités l’y invitent ?