Au moment où les tractations relatives à la suppression du régime de visa de court séjour pour les ressortissants turcs s’ouvrent, l’affaire Caner Genc permet de rappeler que les travailleurs turcs sont, en vertu de l’Accord d’association du 12 septembre 1963, dans une situation se rapprochant de celle des ressortissants de l’Union. En tant que bénéficiaires de la libre prestation de service, ils jouissent selon la jurisprudence Dogan d’une protection de leur droit au regroupement familial qui est susceptible d’être attachée à leurs libertés économiques.
Reste, qu’à l’image de ce qui prévaut pour les citoyens européens, le droit de séjour et ses droits accessoires peuvent demeurer soumis à des conditions relatives au degré d’intégration dans l’Etat d’accueil. En outre, la situation des travailleurs salariés sur ce point n’avait pas encore été déterminée par la Cour de justice de l’Union européenne.
C’est donc sur ces deux questions que la Cour de justice de l’Union s’est penchée dans l’arrêt du 12 avril dernier, Caner Genc c. Integrationsministeriet (C-561/14). Elle était amenée plus précisément à se prononcer sur l’interprétation de l’article 13 de la décision n° 1/80 du Conseil d’association CEE-Turquie. Cette disposition introduit une clause de standstill, relative aux conditions d’accès à l’emploi des travailleurs et des membres de leur famille se trouvant en situation régulière en ce qui concerne le séjour et l’emploi.
Le contentieux est né de la demande de M. Genc, introduite le 5 janvier 2005, tendant à bénéficier d’un titre de séjour pour rejoindre son père, travailleur salarié au Danemark depuis plus de deux ans. Le refus opposé par l’Office danois des migrations et par le ministère de l’intégration, fut ensuite confirmé par la juridiction de première instance dans un arrêt du 9 décembre 2011. Lors de l’appel formé contre ce jugement, M. Genc invoqua au soutien de ce recours l’inconventionnalité de l’article 9, §13 de la loi sur les étrangers qui, depuis 2004, prévoit qu’un « titre de séjour […] ne peut être délivré, dans le cas où le demandeur et l’un de ses parents résident dans le pays d’origine ou dans un autre pays, que si le demandeur a ou peut avoir un ancrage suffisant au Danemark pour permettre une intégration réussie ». Il ressort des travaux préparatoires du législateur danois, que cette disposition est destinée à éviter que les parents choisissent volontairement le maintien d’un enfant auprès de l’un d’entre eux dans son pays d’origine jusqu’à l’âge adulte, dans le but d’éviter toute influence au cours de son éducation par les valeurs danoises.
Il revenait donc à la Cour de déterminer premièrement si l’article 9, §13 de la loi danoise pouvait être compatible avec l’article 13 de la décision n° 1/80, ceci au regard de l’interprétation développée par la Cour de justice, d’une part, des règles de standstill relatives aux libertés économiques, et, d’autre part, de l’objectif et du contenu de l’Accord d’association – sachant que l’accord et ses développements ne comportent aucune disposition sur le regroupement familial (l’article 7 de la décision n° 1/80 traitant uniquement de la situation des membres de la famille « autorisés » à rejoindre le travailleur turc).
Une deuxième question visait à déterminer la portée du précédent constitué par l’arrêt Dogan. Le juge a quo demandait, en effet, si le droit au regroupement familial pouvait être reconnu aux membres de la famille d’un travailleur turc au sens de l’article 13 de la décision n° 1/80, ou seulement aux membres de la famille d’un travailleur turc non salarié au sens de l’article 41, §1 du Protocole additionnel (« Les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services »). La Cour devait enfin préciser dans quelle mesure il était possible de considérer la législation nationale comme une restriction nouvelle justifiée par une raison impérieuse d’intérêt général, apte à remplir l’objectif légitime poursuivi et proportionnée.
La réponse donnée par le juge de l’Union est sans ambiguïté. La législation danoise méconnait la clause de standstill, et le fait qu’elle entende poursuivre un objectif légitime d’intégration n’est pas susceptible, au regard de ses caractéristiques, de la sauvegarder. Si la solution est donc claire, les motifs de la décision donnent à la Cour l’occasion de clarifier la relation entre l’activité économique, le regroupement et l’intégration.
1. Méconnaissance des libertés économiques du travailleur salarié turc protégées par une clause de standstill
S’agissant des deux premières questions, examinées conjointement, relatives à l’interprétation de l’article 13 et à son champ d’application, la Cour était donc invitée par le gouvernement danois à revoir sa jurisprudence Dogan, qui reconnaîtrait selon lui un droit dérivé au regroupement familial, pour revenir conformément à la position adoptée dans l’arrêt Demirkan à une lecture purement économique de l’Accord d’association et de ses développements. Si la juridiction européenne ne dément pas la dimension purement économique de l’Accord, elle écarte l’argument de l’Etat membre en deux temps. Après avoir rappelé la portée de la clause de standstill, elle se livre à une analyse de la législation en cause sous l’angle de ses effets pour la liberté économique, non pas du demandeur, mais du regroupant (pt. 33 à 50).
La motivation de la Cour part du constat que la législation danoise, postérieure à l’entrée en vigueur de la décision n° 1/80, a pour effet de rendre plus difficile le regroupement familial. Elle constitue en effet une « nouvelle restriction » (pt. 39), puisque « la décision d’un ressortissant turc de s’établir dans un Etat membre pour y exercer une activité économique de manière stable peut être influencée négativement », dans la mesure où celui-ci pourra être amené à « choisir entre son activité dans l’Etat membre concerné et sa vie familiale en Turquie » (pt. 40). Au regard du précédent constitué par l’arrêt Dogan, cette appréciation n’est pas surprenante. La Cour avait établi en 2014 que l’introduction d’une exigence relative à la « connaissance élémentaire de la langue allemande » postérieurement à l’entrée en vigueur du Protocole additionnel constitue une « restriction nouvelle » au sens de l’article 41 dudit Protocole, dès lors qu’elle « rend un regroupement familial plus difficile en durcissant les conditions de la première admission, sur le territoire de l’État membre concerné, des conjoints des ressortissants turcs » (pt. 36 de l’arrêt Dogan). Au regard de la similarité des dispositions des articles 13 et 41, la Cour ne voit aucune raison de ne pas transposer à la situation du travailleur salarié une s