L’espace de liberté, sécurité, justice en 2015/2016 : retour sur une année d’intersections

Le droit de l’ELSJ est un droit d’intersections ! Droit composite, à cheval sur de nombreuses constructions du droit, il soulève dans sa mise en œuvre d’importantes questions d’articulation. En reprenant le fil d’une année d’actualités commentées sur le Blog du GDR CNRS ELSJ, il est possible de s’interroger sur ce que recouvre le terme « Espace », sur les « Territoires » qui le dessinent et sur les manières pour le juriste de les appréhender en termes de « Contextes ».

L’espace

Le monde est « espaces » : lithosphère, hydrosphère, atmosphère. Le droit sait potentiellement les appréhender : droit de la mer, droit des frontières terrestres, droit spatial, etc. L’espace est un phénomène que le droit s’attache à traduire dans ses constructions. Ce phénomène est analysé de manière générale comme un système dynamique qui construit sa propre stabilité. C’est une sphère, un ensemble, un système, un ordre juridique dirait le juriste.

La question qui se pose à nous est de savoir si le recours à cette image de l’espace est utile à la compréhension de l’ELSJ.

Pour répondre à cette interrogation, on peut envisager un premier travail de comparaison entre les deux grands espaces européens : l’ELSJ et le marché intérieur qui l’a précédé. L’actualité récente n’a pas véritablement permis d’exploiter ce questionnement passionnant qui a été abondamment traité par le passé sur le blog.

Nous avons choisi une autre voie.

Notre objectif ici est d’essayer de saisir l’espace de l’ELSJ en tant que tel et non d’un point de vue comparatif.

Ce travail, rarement envisagé semble-t-il, pose une première question : celle de la relation entre l’espace et les territoires. En effet, dire du droit de l’ELSJ qu’il est un droit d’intersections, c’est imaginer que cet espace, comme tout espace, est façonné par différents territoires et que chaque jonction entre les territoires pose ainsi des questions d’intersections.

Poussons plus avant cette réflexion.

Les territoires et leurs intersections

Il y a deux grandes manières de saisir les territoires de l’ELSJ.

Le premier renvoie à la définition institutionnelle du territoire. Le territoire est celui de l’entité publique : Etat ou Union européenne pour l’essentiel. Cette approche classique du territoire par les juristes permet de mettre en perspective des intersections connues qui se forment aux frontières internes et externes de l’ELSJ.

Nombreuses ont été les situations où la question s’est posée en ces termes durant l’année écoulée. On songe, en particulier, :

La deuxième définition renvoie à une approche très intellectuelle du territoire. Les territoires de l’ELSJ sont les matières juridiques construites autour de cet objet : libre circulation des personnes, immigration, coopération policière, coopération judiciaire pénale, coopération judiciaire civile, protection des droits fondamentaux, etc. Or là encore, nombreuses sont les hypothèses où les questions de l’ELSJ se traitent à l’intersection des constructions du droit.

Sur les douze mois derniers, on peut mettre en avant les situations suivantes :

  • les points d’accroche entre le système international (convention de Genève) et le système européen d’asile (Dublin 3) ;
  • les relations sous tension permanente entre le droit européen de la coopération judiciaire pénale (en particulier à propos du mandat d’arrêt européen) et la protection des droits fondamentaux ;
  • la situation voisine des rapports exigeants entre le droit européen de la coopération judiciaire civile (en particulier à propos de la reconnaissance des jugements étrangers) et la protection des droits fondamentaux.

Les contextes et leurs intersections

Cette approche des intersections par les territoires, qu’ils soient institutionnels ou intellectuels, mérite d’être dépassée par une troisième approche : celle des contextes.

Dans un espace global où le droit peut être appliqué en des lieux différents, potentiellement à des niveaux différents, ce qui est déterminant, c’est moins le droit appliqué que l’environnement dans lequel il est appliqué.

Deux affaires commentées sur le blog, permettent de s’en convaincre :

Dans l’affaire Schrems, la question centrale posée est de savoir si la protection des données à caractère personnel peut indifféremment s’exercer dans le contexte de l’Union européenne, et plus particulièrement, dans le contexte d’un Etat membre (en l’occurrence l’Irlande, pays du siège en Europe de la société Facebook à qui M. Schrems s’était adressé pour demander la non-communication de ses données collectées en Europe vers les Etats-Unis) et dans le contexte des Etats-Unis où les données à caractère personnel avaient vocation à être transférées consécutivement à la décision de la Commission autorisant les transferts. La mise en perspective de ces deux contextes est omniprésente dans l’arrêt. La Cour de justice s’est livrée à un travail de comparaison de grande ampleur qui se justifie par la nature de la question qui lui était posée. Valider la décision de la Commission revenait à reconnaître que le niveau de protection des données à caractère personnel était effectivement équivalent dans les deux contextes juridiques en comparaison : l’Union européenne et les Etats-Unis. Invalider ladite décision de la Commission revenait au contraire à tirer les conséquences d’une absence de protection effective outre-Atlantique d’un niveau équivalent à celui reconnu dans l’Union européenne en rapatriant au sein de la seule Union européenne des données au motif qu’elles sont insuffisamment protégées dans le contexte extérieur. L’affaire s’est donc dénouée autour de la mise en balance de deux contextes considérés ici comme non équivalents.

L’arrêt Avontins est sans doute plus éclairant encore sur le niveau de comparaison entre les deux contextes UE et CEDH. La question posée à la Cour européenne des droits de l’homme était en effet de savoir si elle pouvait s’en remettre au mode de protection du droit au procès équitable dans un Etat membre de l’Union européenne dans le cas particulier de l’application d’un dispositif européen de reconnaissance et d’exécution d’un jugement étranger ou si, au contraire, elle devait retirer sa confiance en dénonçant le caractère insuffisant de cette protection. La Cour va répondre par l’affirmative à cette interrogation. Mais elle va introduire des points précis de vigilance. Pour répondre par l’affirmative, la CEDH va considérer que la présomption d’équivalence entre les dispositifs de protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne et dans la Convention européenne des droits de l’homme peut jouer dans cette affaire. Cette double première étape franchie, la Cour va s’interroger sur l’existence « d’un cas d’insuffisance manifeste des droits garantis par la Convention ». Au-delà du cas d’espèce, la CEDH se livre à une analyse fine et approfondie du dispositif de reconnaissance mutuelle sur lequel repose au sein de l’Union européenne le mécanisme de reconnaissance des jugements étrangers.

Ces deux décisions montrent qu’au sein de l’espace de liberté sécurité justice, il ne faut pas compter seulement sur l’existence d’un espace, la présence de différents territoires. Il faut également admettre que l’application du droit de l’UE puisse se déployer dans des contextes différents : en l’occurrence dans le contexte d’un Etat tiers (les Etats-Unis) et dans le contexte d’une organisation européenne tierce (la CEDH).