L’affaire A-Rosa (C-620/15) : dumping social ou occasion manquée par la France de soumettre des travailleurs navigants à sa législation de sécurité sociale ?

L’affaire A-Rosa (C-620/15), dans laquelle la Cour a rendu un arrêt attendu, le 27 avril dernier, concerne l’épineuse question des travailleurs qui exécutent l’intégralité de leur prestation de travail dans un État membre mais sont soumis à la législation de sécurité sociale d’un autre État membre. En effet, l’État membre dans lequel les prestations de travail sont accomplies voit dans cette situation un manque à gagner important en termes de cotisations sociales. Dans un contexte où l’euroscepticisme prend une place non négligeable dans le débat public, cette affaire représentait donc un enjeu important.

1. Une affaire étrangère à du dumping social

Il paraît d’abord utile de rappeler brièvement le droit applicable en matière de sécurité sociale lorsque la relation de travail a une dimension européenne. Depuis 1958, le droit de l’Union s’est saisi de la question de la coordination des systèmes de sécurité sociale notamment pour s’assurer que les travailleurs mobiles soient soumis à une législation de sécurité sociale, et une seule. Aujourd’hui c’est le règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale qui réglemente la matière en vue « non seulement d’éviter l’application simultanée de plusieurs législations nationales et les complications qui peuvent en résulter, mais également d’empêcher que les personnes entrant dans le champ d’application soient privées de protection en matière de sécurité sociale, faute de législation qui leur serait applicable » (M. Morsa, Sécurité sociale, libre circulation et citoyenneté européennes, Anthemis, 2012). Ce règlement n’étant pas applicable rationae temporis à l’affaire A-Rosa, ce sont les dispositions du règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil du 14 juin 1971 relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté qui sont en jeu dans cet arrêt.

Le règlement prévoit que les travailleurs ne doivent être soumis à la législation de sécurité sociale que d’un seul État membre, celle de l’État membre sur le territoire duquel ils effectuent leur prestation de travail. C’est le principe de la lex loci laboris qui permet de garantir l’égalité de traitement entre tous les travailleurs occupés sur le même territoire et ainsi d’éviter un certain dumping social puisqu’une autre approche conduirait certainement « à mettre la pression sur les systèmes nationaux de sécurité sociale en vue de faire baisser les cotisations et par conséquent le niveau des prestations offertes » (M. Morsa, op. cit.). Cependant, lorsque les travailleurs sont détachés par l’entreprise qui les emploie (art. 14§1 a) règlement 1408/71) ou lorsqu’ils exercent normalement une activité salariée sur le territoire d’au moins deux États membres (art. 14§2 règlement 1408/71), ils peuvent rester soumis à la législation de l’État membre sur le territoire duquel leur employeur est établi. Les modalités d’application de ces dispositions prévues par le règlement (CEE) n° 574/72 du Conseil du 21 mars 1972 prévoient notamment dans ce cas que l’institution désignée par l’autorité compétente de l’État membre dont la législation reste applicable est tenue de délivrer un certificat, dit « certificat E 101 », attestant que le travailleur concerné était soumis à la législation dudit État membre (art 12 bis, point 1 bis règlement 574/72).

Dans l’affaire A-Rosa, la Suisse avait émis, au bénéfice des salariés de la société A-Rosa, de tels certificats E 101. Précisons d’emblée que la Suisse a, dans ce domaine précis, le même statut qu’un État membre de l’Union étant donné que l’accord CE-Suisse sur la libre circulation du 21 juin 1999 prévoit, en son annexe II, que pour tous les actes communautaires dans le domaine de la coordination des systèmes de sécurité sociale, le terme « État membre » est considéré renvoyer également à la Suisse.

La société A-Rosa est une société allemande qui organise des croisières fluviales sur divers fleuves en Europe et notamment en France. Elle a une succursale établie en Suisse qui gère tous les aspects opérationnels, juridiques et d’exploitation relatifs aux bateaux navigant en Europe ainsi que les ressources humaines. Depuis 2005, A-Rosa exploite deux bateaux qui naviguent de manière saisonnière sur le Rhône et la Saône (7 mois par an), à bord desquels elle emploie des travailleurs saisonniers, ressortissants d’autres États membres. Tous les contrats de travail de ces travailleurs saisonniers sont soumis au droit suisse et ont reçu des institutions suisses compétentes un certificat E101 attestant de leur affiliation au régime de sécurité sociale suisse. Ces certificats E101 ont été délivrés au titre de l’article 14, paragraphe 2, a) du règlement 1408/71 c’est à dire l’article relatif aux travailleurs exerçant leur activité salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres. Après avoir contrôlé le personnel de ces deux bateaux, l’URSSAF du Vaucluse a notifié à A-Rosa un redressement de plus de deux millions d’euros pour non-paiement des cotisations au régime français de sécurité sociale.

Les institutions françaises ont en effet considéré que les travailleurs en cause effectuant leur prestation de travail exclusivement sur le territoire français, les certificats E 101 émis par la Suisse étaient infondés. A-Rosa a contesté cette décision devant le tribunal des affaires de sécurité sociale (TASS) du Bas-Rhin qui a rejeté ce recours, considérant que l’activité de A-Rosa était entièrement orientée vers le territoire français et qu’elle y était exercée de façon habituelle, stable et continue, de sorte que A-Rosa ne pouvait se prévaloir de l’article 14, paragraphe 1er, du règlement 1408/71 qui concerne la situation particulière du détachement de travailleurs. La Cour d’appel de Colmar a également rejeté le recours de la société en considérant en particulier que A-Rosa n’avait « pas démontré avoir employé les salariés en cause ailleurs que sur le territoire français. Les contrats de travail que l’inspecteur du recouvrement de l’URSSAF du Vaucluse a pu examiner révèlent qu’au contraire les personnes ont été spécialement et exclusivement recrutées pour des prestations saisonnières en France sur les bateaux Luna et Stella, lesquels n’ont été exploités qu’en France » (arrêt de la CA, p. 5). La Cour d’appel a également relevé que les seuls certificats E101 produits par A-Rosa ont été émis au titre non de l’article 14, paragraphe 1er, sous a) (concernant les travailleurs détachés), mais de l’article 14, paragraphe 2, sous a) du règlement 1408/71, soit la disposition applicable au travailleur « qui exerce normalement une activité salariée sur le territoire de deux ou plusieurs États membres ».

Les juridictions françaises ont exclu d’emblée la qualification de travailleurs détachés (paragraphe 1), et ont considéré que les travailleurs en question ne pouvaient relever du paragraphe 2 puisqu’aucun des salariés n’est domicilié en Suisse et qu’aucun n’y aurait fourni une prestation de travail. En conséquence, la Cour d’appel a conclu que A-Rosa ne pouvait se prévaloir des certificats E 101, peu important qu’ils soient valides ou non. A-Rosa a ensuite formé un pourvoi contre cet arrêt devant la Cour de cassation qui a renvoyé l’affaire devant l’assemblée plénière, laquelle a posé à la Cour de justice la question préjudicielle suivante : « L’effet attaché au certificat E101 délivré, […] par l’institution désignée par l’autorité de l’État membre dont la législation de sécurité sociale demeure applicable à la situation du travailleur salarié, s’impose-t-il, d’une part, aux institutions et autorités de l’État d’accueil, d’autre part, aux juridictions du même État membre, lorsqu’il est constaté que les conditions de l’activité du travailleur salarié n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel des règles dérogatoires de l’article 14, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1408/71 ? »

Dans cette affaire, des travailleurs embauchés sur le territoire français et y travaillant exclusivement voient leurs cotisations sociales intégralement payées dans un autre État membre. Il semble donc légitime, et conforme au droit de l’Union, que la France réclame la soumission de ces travailleurs à la législation de sécurité sociale française puisque ces travailleurs exécutant leur travail sur le territoire d’un seul État membre, ils ne peuvent en aucun cas bénéficier de l’exception permettant aux salariés travaillant sur le territoire d’au moins deux États membres de rester soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel la société, ou la succursale, les ayant embauchés est établie.

Cependant, la France a manqué ici l’occasion de voir ces travailleurs soumis à la législation de sécurité sociale française en ne respectant pas les procédures prévues par le droit de l’Union. La France ne doit donc cette solution qu’à sa méconnaissance du droit de l’Union. On ne peut considérer que cet arrêt favorise le dumping social puisque la Cour ne vient pas refuser à la France toute possibilité de remettre en cause les certificats E 101 émis par la Suisse sur une base juridique erronée. La Cour n’a pas admis la possibilité pour des entreprises établies dans un autre État membre de bénéficier de la législation de sécurité sociale de cet État membre tout en faisant travailler de manière durable et exclusive ses travailleurs dans un autre État membre : la règle demeure celle de la lex loci laboris, les travailleurs doivent être soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre du territoire sur lequel ils travaillent. Si ce n’est pas le cas, les États membres ont des moyens d’action, fondés sur le principe de la coopération loyale, pour exiger la soumission des travailleurs à leur régime de sécurité sociale. La Cour se contente donc ici de rappeler les règles de procédures prévues par le droit de l’Union. Il est malgré tout dommage que la Cour n’ait pas profité de cette affaire pour trancher la question de la qualité de ces travailleurs qui effectuent toute leur prestation de travail dans un État membre mais restent soumis à la législation sociale d’un autre État membre.

2 . Un simple rappel à l’ordre concernant le respect des procédures et principes du droit de l’Union

Le principe fondateur des règlements de coordination des systèmes de sécurité sociale est l’affiliation des travailleurs salariés à un seul régime de sécurité sociale. Cet objectif suppose le concours d’un principe essentiel du droit de l’Union européenne : le principe de coopération loyale en vertu duquel « l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités » (art. 4 TUE).

En l’espèce, la Suisse ayant émis des certificats E 101 aux travailleurs de la société A-Rosa, ceux-ci ne peuvent pas être soumis à un autre régime de sécurité sociale que le régime suisse. Si la France constate que ces certificats n’auraient pas dû être émis par la Suisse, ou l’ont été sur une base juridique erronée, le principe de coopération loyale l’oblige à faire part de ses doutes à la Suisse, qui devra examiner la demande de la France et éventuellement retirer les certificats, ou en modifier la base juridique, si les doutes émis par la France s’avéraient vérifiés.

C’est ainsi que tant l’avocat général que la Cour de justice condamnent l’attitude adoptée par la France consistant à réclamer, sans réserves et sans conditions, le rappel de cotisations à la société A-Rosa. En effet, cette réclamation péremptoire est contraire à tous les principes précités : les travailleurs se voient soumis à deux régimes de sécurité sociale (ils étaient affiliés au régime suisse pendant toute la période pour laquelle l’URSSAF française réclame un rappel de cotisations) et la France nie purement et simplement le principe de coopération loyale en ne se tournant à aucun moment vers la Suisse pour régler ce différend.

De plus, la jurisprudence de la Cour est claire et constante sur ce point : « aussi longtemps que le certificat E 101 n’est pas retiré ou déclaré invalide, l’institution compétente de l’État membre dans lequel le travailleur effectue un travail doit tenir compte du fait que ce dernier est déjà soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre où est établie l’entreprise qui l’emploie et cette institution ne saurait, par conséquent, soumettre le travailleur en question à son propre régime de sécurité sociale » (pt 42 de l’arrêt). Par la suite, « il incombe à l’institution compétente de l’État membre qui a établi le certificat E 101 de reconsidérer le bien-fondé de cette délivrance et, le cas échéant, de retirer ce certificat lorsque l’institution compétente de l’État membre dans lequel le travailleur effectue un travail émet des doutes quant à l’exactitude des faits qui sont à la base dudit certificat et, partant, des mentions qui y figurent » (pt 44 de l’arrêt).

La Commission, dans ses observations, avait considéré que le « pendant de cette obligation de coopération loyale pesant dans un tel cas sur l’institution de l’État membre de provenance est le respect, par l’institution de l’État membre d’accueil, du principe de confiance mutuelle ». Cependant, l’avocat général dans ses conclusions et la Cour de justice se sont contentés de faire référence au principe de coopération loyale dans cette affaire dans la mesure où les actions offertes à la France dans un telle situation reposent entièrement sur la coopération avec les institutions suisses. Cependant, si la Suisse refusait tout de même de considérer les doutes émis par la France, cette dernière pourrait saisir la commission administrative de coordination des régimes de sécurité sociale pour régler ce différend ou, en dernier recours, engager une procédure en manquement contre la Suisse (pts 45 et 46 de l’arrêt). Le droit de l’Union européenne prévoit donc des voies de recours précises et spécifiques pour la situation en cause dans l’affaire A-Rosa et ne pas les respecter revient à nier des principes fondamentaux du droit de l’Union européenne.

De plus, « les arguments invoqués par le gouvernement français et par l’URSSAF quant à l’inefficacité de ladite procédure et la nécessité de prévenir la concurrence déloyale ainsi que le dumping social ne sauraient nullement justifier la méconnaissance de celle-ci ni, a fortiori, la décision d’écarter un certificat E 101 délivré par l’institution compétente d’un autre État membre » (pt 54 de l’arrêt) car cela reviendrait à permettre aux États membres de passer outre les règles impératives du droit de l’Union sous prétexte d’inefficacité de celles-ci ! La lutte contre la concurrence déloyale et le dumping social sont certes des objectifs qui peuvent justifier certaines mesures prises par les États membres, mais ils ne peuvent légitimer une inobservation manifeste des règles du droit de l’Union d’autant plus que dans cette affaire, « les autorités françaises n’ont ni épuisé la voie de dialogue avec la caisse d’assurance sociale suisse ni même tenté de saisir la commission administrative » (pt 56 de l’arrêt). Il s’agit donc d’une interprétation stricte, littérale et constante du règlement 1408/71, et qui aurait été la même sous l’empire du nouveau règlement car elle implique non seulement le respect des procédures prévues par le droit dérivé, mais aussi celui du principe traditionnel de coopération loyale qui est au fondement même de l’élaboration du droit de l’Union.

3. L’occasion manquée : quid du statut de ces travailleurs navigants ?

La France a ici clairement manqué une occasion de voir ses incertitudes sur la régularité de l’affiliation des travailleurs d’A-Rosa au régime de sécurité sociale suisse confirmées et donc de voir ces mêmes travailleurs revenir dans le champ de la législation de sécurité sociale française. Il lui faut maintenant demander à la Suisse de revoir les certificats E 101 de ces travailleurs, et engager ensuite éventuellement les autres procédures pour obtenir la soumission de ces travailleurs à la législation française. Cependant, il n’est pas certain que la France obtienne gain de cause, car s’il est manifeste que les travailleurs d’A-Rosa n’entrent pas dans le champ d’application de l’article 14, paragraphe 2, du règlement 1408/71 sur la base duquel les certificats E 101 ont été émis, il n’est pas aussi évident qu’ils échappent à la qualification de travailleurs détachés et donc au champ d’application de l’article 14, paragraphe 1 qui prévoit lui aussi que les travailleurs demeurent soumis à la législation de l’État membre dans lequel leur employeur est établi.

En effet, le fait que la Cour de cassation française ait d’emblée considéré que les travailleurs en cause n’entraient dans le champ d’application d’aucune des deux exceptions peut être contestable. L’article 14, paragraphe 1, sous a) du règlement 1408/71 pose plusieurs conditions permettant de déterminer si le travailleur peut être considéré comme étant détaché sur le territoire de l’État membre où il effectue sa prestation de travail et il semble opportun de vérifier si les travailleurs embauchés par A-Rosa remplissent ces conditions. Si les travailleurs en cause peuvent être considérés comme des travailleurs détachés, la circonstance qu’il n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel de l’article 14, paragraphe 2, du règlement 1408/71 ne changerait rien pour l’URSSAF français puisqu’il suffirait que la Suisse délivre un certificat E 101 sur la base de l’article 14, paragraphe 1, de ce même règlement pour que les travailleurs employés par A-Rosa continuent d’être soumis à la législation de sécurité sociale suisse.

C’est donc probablement pour cette raison que la Cour de cassation française ne s’est pas aventurée sur ce terrain, et a d’emblée fondé sa question préjudicielle sur la prémisse selon laquelle les travailleurs « n’entrent manifestement pas dans le champ d’application matériel des règles dérogatoires de l’article 14, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1408/71 » (pt 33 de l’arrêt). Pour la Commission, les « appréciations juridiques portées par les juridictions intervenues dans le cadre du litige au principal sur les conditions d’application de l’article 14, paragraphe 1er , sous a), ne sont pas suffisantes pour conclure – d’emblée et sans contestation possible – que les travailleurs concernés ne rentrent “manifestement pas” dans le champ d’application personnel de cette disposition » (pt 24 des observations de la Commission présentées le 19/02/2016).

Tout d’abord, l’article exige que le travailleur exerce son activité « pour le compte » de l’entreprise qui l’a détaché. La Cour a interprété cette condition comme requérant le maintien d’un lien organique entre le travailleur et l’entreprise qui l’a détaché ce qui implique de « déduire de l’ensemble des circonstances de l’occupation que le travailleur est placé sous l’autorité de ladite entreprise » (CJCE, 10 février 2000, FTS, C-202/97, pt 24). Plus récemment, la Commission administrative pour la coordination des systèmes de sécurité sociale a précisé dans sa décision A2 du 12 juillet 2009 que l’établissement de l’existence de ce lien organique supposait de « prendre en compte un faisceau d’éléments, notamment la responsabilité en matière de recrutement, de contrat de travail, de rémunération (sans préjudice d’éventuels accords entre l’employeur de l’État d’envoi et l’entreprise de l’État d’emploi concernant le versement de la rémunération aux travailleurs) et de licenciement et le pouvoir de déterminer la nature du travail ». Il semblerait dans l’affaire en cause que les travailleurs soient bien placés sous l’autorité de A-Rosa et il conviendrait donc de vérifier que ce lien organique existe bien. A cet égard, la Cour a depuis longtemps accepté que le travailleur puisse être embauché en vue de son détachement immédiat et « il importe peu que le travailleur ait été ou non occupé antérieurement dans l’établissement de son État de résidence » (CJCE, 5 décembre 1967, Van der Vecht, 19/67). En conséquence, la circonstance selon laquelle les travailleurs employés par A-Rosa ont été embauchés en vue de travailler immédiatement et exclusivement en France n’est pas de nature à exclure ces travailleurs du domaine du détachement.

Ensuite, le règlement exige que l’employeur « exerce normalement ses activités » sur le territoire de l’État membre où il est établi. Cette disposition permet d’exclure du bénéfice de l’article 14, paragraphe 1 les travailleurs embauchés par des sociétés dites « boite aux lettres » comme par exemple ceux « d’une entreprise de construction établie dans un État membre qui sont affectés à des travaux de construction sur le territoire d’un autre État membre dans lequel cette entreprise exerce, en dehors d’activités de gestion purement internes, la totalité de ses activités. […] [C]es travailleurs sont soumis à la législation de sécurité sociale de l’État membre sur le territoire duquel ils sont effectivement occupés » (CJCE, 9 novembre 2000, Plum, C-404/98). En l’espèce, il reste à vérifier que A-Rosa n’effectue pas de simples activités de gestion purement internes en Suisse, ce qui pourrait être le cas puisqu’il est dit que la succursale de A-Rosa établie en Suisse gère tout ce qui a trait à l’activité des bateaux, à la gestion, à l’administration et aux ressources humaines. De telles activités pourraient-elles être considérées par la Cour comme suffisantes pour justifier l’existence d’un lien d’attache caractérisé entre A-Rosa et la Suisse ? Cela n’est pas certain.

En revanche, les deux dernières conditions tenant à la durée maximale de douze mois (cette durée a été portée à vingt-quatre mois par le règlement 883/2004) et au fait que le travailleur détaché ne vienne pas en remplacement d’un autre travailleur posent moins de difficultés puisque les travailleurs en question ne travaillent que sept mois par an sur les bateaux de A-Rosa. Il conviendrait tout de même de vérifier quelle est leur activité pendant les cinq autres mois de l’année.

Malgré les observations de la Commission sur ce point, l’avocat général dans ses conclusions n’a même pas envisagé l’hypothèse du détachement, allant même jusqu’à ne citer à aucun moment l’article 14, paragraphe 1, du règlement 1408/71. La Cour de cassation apporte plus de nuances sur ce point en précisant que « la Cour est uniquement habilitée à se prononcer sur l’interprétation ou la validité du droit de l’Union au regard de la situation factuelle et juridique telle que décrite par la juridiction de renvoi, afin de donner à cette dernière les éléments utiles à la solution du litige dont elle est saisie » (pt 35 de l’arrêt) ce qui implique que « c’est en partant de constatations effectuées par la juridiction de renvoi qu’il convient de répondre à la question posée par celle-ci, telle que reformulée au point 34 du présent arrêt, celui-ci ne préjugeant donc pas du point de savoir si les travailleurs concernés relèvent ou non du champ d’application de l’article 14 du règlement n° 1408/71 ni de la législation applicable auxdits travailleurs » (pt 36 de l’arrêt). La Cour semble donc admettre implicitement que l’exclusion sans nuances des travailleurs embauchés par A-Rosa du champ d’application de l’article 14 ne va pas de soi et aurait pu mériter un examen plus approfondi si la juridiction de renvoi lui avait posé une question sur ce point.

Pourtant, la Cour aurait pu se prononcer sur ce sujet puisque, comme le relève la Commission dans ses observations écrites, « en cas de doute sur la qualification juridique, au regard du droit de l’Union, des faits soumis à l’appréciation du juge national, la Cour de justice a compétence pour examiner le bien-fondé de la prémisse ayant incité ce juge à poser sa question préjudicielle » (pt 18 des observations écrites de la Commission). Cela serait justifié par le fait que les règles de conflit de loi prévues par le règlement 1408/71 sont impératives et ne dépendent donc pas de la volonté des parties, au contraire, « l’application du système de conflit de loi instauré par le règlement n° 1408/71 ne dépend que de la situation objective dans laquelle se trouve le travailleur intéressé » (CJUE, 14 octobre 2010, Van Delft, C-345/09). Il aurait donc paru fondé pour la Cour de se prononcer d’abord sur la qualité des travailleurs en cause, avant de se prononcer sur l’étendue de l’effet juridique du certificat E 101.

Il nous semble qu’il s’agit encore d’une occasion manquée dans cette affaire car l’opinion de la Cour sur le statut de ces travailleurs aurait probablement permis d’éviter des contentieux à venir. En premier lieu, il risque d’y avoir une deuxième affaire A-Rosa si la Suisse, considérant qu’effectivement les certificats n’auraient pas dû être émis sur la base de l’article 14, paragraphe 2, choisit de les émettre sur la base du paragraphe 1. Dans ce cas, la France n’aura toujours pas réussi à rapatrier ces travailleurs sous la législation de sécurité sociale française et risque de devoir saisir la Cour de justice pour déterminer si ces travailleurs peuvent être considérés comme détachés ou non.

Plus généralement, c’est la question des personnels de compagnies aériennes ou de navigation en général qui est en jeu, avec de nombreuses questions autour des compagnies dites « low-cost » qui emploient du personnel en France mais les soumet aux législations de sécurité sociale de leur État membre d’établissement. Plusieurs affaires sont ainsi pendantes concernant des compagnies aériennes telles que Ryanair (voir notamment en France l’arrêt n°2014/426 rendu par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence le 28 octobre 2014) et une précision de la Cour sur le statut de ces travailleurs et leur affiliation à la législation de sécurité sociale de l’État membre d’établissement de leur employeur plutôt qu’à celle de l’État membre où il exercent l’essentiel, voire la totalité, de leur activité aurait pu permettre d’éviter d’autres contentieux à l’avenir. Il faudra donc attendre que la Cour ait l’occasion de se prononcer sur le fond et non uniquement sur la portée juridique des certificats E 101…