Etat de droit et mandat d’arrêt européen : quel rôle pour la Cour de Justice ?

L’arrêt L.M. ou Celmer (affaire C-216/18 PPU) a été rendu le 25 juillet dernier dans un contexte politique européen des plus perturbés. Les faits, à l’origine de ce « grand arrêt » déjà évoqué ici sont des plus classiques : un ressortissant polonais, M. Celmer, accusé de trafic illicite de stupéfiants fait l’objet de trois mandats d’arrêts européens émis par des juridictions polonaises. Interpellé en Irlande, il refuse de consentir à sa remise devant la High Court irlandaise et fonde son rejet sur les conséquences que pourraient avoir sur son cas les réformes du système judiciaire polonais, à savoir le risque de ne pas bénéficier d’un procès équitable dans son pays. Allant plus loin dans sa défense, il prend ainsi appui sur le principe de confiance mutuelle qui régit la coopération judiciaire en général et le mandat d’arrêt en particulier. Pour étoffer son argumentation d’une violation de l’article 6 de la CEDH, sa remise l’exposant dans son pays à un risque réel de déni de justice flagrant, M. Celmer se base en particulier sur la proposition motivée de la Commission, du 20 décembre 2017 dans laquelle celle-ci invite le Conseil de l’UE à constater l’existence d’un risque clair de violation grave de l’Etat de droit en Pologne suite aux réformes législatives en matière judiciaire.

Les répercussions des réformes polonaises sur le système judiciaire de cet Etat sont incontestablement graves, touchant au plus profond l’indépendance et l’impartialité des juges. Pour rappel, les premières réformes, initiées par le PiS (Droit et Justice) à la tête du pays en 2015, et fortement critiquées par la Commission et la Commission de Venise, portaient sur le fonctionnement du Trybunal Konstytucyjny (Tribunal constitutionnel de Varsovie), désormais composé quasi exclusivement de membres du parti au pouvoir, dont certaines nominations restent douteuses. A celles-ci s’est ajoutée, en 2017, une seconde étape de la restructuration visant les tribunaux ordinaires, le Conseil national de la Magistrature et la Cour suprême, laquelle s’est matérialisée par une loi abaissant l’âge de la retraite obligatoire pour les juges du Sad Najwyższy (Cour suprême polonaise) de 70 à 65 ans, et jusqu’à 60 ans pour les femmes, à compter du 4 juillet 2018. Ce qui a eu pour conséquence que 27 des 72 juges de cette juridiction durent prendre leur retraite, (à savoir sans terminer leur mandat de 6 ans pourtant stipulé dans la Constitution polonaise) y compris la première Présidente de la Cour, qui à ce jour refuse toujours de quitter son poste respectant ainsi les dispositions constitutionnelles polonaises. Enfin, le cumul des fonctions de ministre de la justice et de procureur général a  semblé donner le coup d’estocade à l’indépendance de la justice polonaise,  approfondie par le rôle disciplinaire à l’égard des présidents de juridiction qui lui est attribué.

Le 2 août dernier, forte des multiples incompatibilités des nouvelles lois avec la Constitution, la Cour Suprême a renvoyé à ce sujet cinq questions préjudicielles à la CJUE portant d’une part et de manière générale, sur les principes de l’indépendance des tribunaux et d’autre part, plus concrètement, sur l’indépendance judiciaire dans les circonstances de la crise de l’Etat de droit en Pologne. Renvoi auquel une ordonnance de la Cour de justice a fait droit, dans l’affaire  C-619/18 R, intimant à la Pologne de suspendre immédiatement les textes incriminés.

La High Court irlandaise s’en était inquiétée, réticente à l’idée de remettre M. Celmer aux autorités judiciaires polonaises, et interrogeant la Cour de justice. Elle partait du postulat que la première condition posée dans l’arrêt Aranyosi, à savoir celle de l’existence d’un risque réel de violation d’un droit fondamental du fait notamment de défaillances systémiques du système judiciaire du pays d’émission du mandat, est remplie. Pour une raison simple : la Commission avait adopté une proposition motivée en application de l’article 7 §1 TUE, tendant à démontrer l’existence d’un tel risque. Mais le juge irlandais allait encore plus loin cherchant à amener la Cour à en déduire que la seconde condition posée par l’arrêt du 5 avril 2016, c’est-à-dire la preuve que, de manière concrète et précise, il existe des motifs sérieux et avérés de croire que la personne concernée courra un tel risque en cas de remise dans l’Etat d’émission, était satisfaite.

La décision de la CJUE, bien que prononcée au milieu de l’été, a déjà fait couler beaucoup d’encre. L’essentiel du débat consiste à savoir si à travers elle, la Cour de justice s’est positionnée à la hauteur des espérances placées en elle ou si elle a pris le parti d’adopter une position tempérée, éludant les véritables enjeux d’une telle décision à l’image très politique des autres institutions. Il est vrai que les conclusions de l’Avocat général Tanchev donnait au juge tous les arguments lui permettant de se retrancher entièrement derrière le juge national en reprenant à la lettre les dispositions de l’arrêt Aranyosi et Caldararu du 5 avril 2016 (C-404/15 et C-659/15 PPU) en le transposant au droit d’accès à un tribunal indépendant et impartial de l’article 47 de la Charte. Néanmoins, force est de constater que, tout en en retenant les principes, la Cour avance un pas supplémentaire dans sa recherche d’un équilibre entre droits fondamentaux et confiance mutuelle (I). De là à se positionner comme un acteur de la procédure de l’article 7 du TUE au même niveau que la Commission ou le Conseil européen, il n’y avait qu’un pas que la Cour de justice n’a, sagement, pas souhaité franchir (II).

 1.  A la recherche d’un équilibre entre respect de l’Etat de droit et confiance mutuelle

D’emblée, le juge de l’UE rappelle longuement (dans neuf considérants) la continuité de sa jurisprudence (CJUE, 18 décembre 2014, avis 2/13, §168), et souligne l’importance des principes de reconnaissance mutuelle et de confiance mutuelle. Ils sont fondés sur la présomption selon laquelle « chaque Etat membre partage avec tous les autres Etats membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE » (§ 35). Il en découle qu’appliqué au premier instrument de reconnaissance mutuelle, le mandat d’arrêt européen, le refus d’exécuter un tel instrument constituant une exception à ce principe, doit faire l’objet d’une interprétation stricte. Il doit se limiter aux motifs de non-exécution obligatoires et facultatifs explicitement énoncés aux articles 3, 4 et 4 bis de la décision-cadre 2002/584 relative au mandat d’arrêt européen (§§ 36 à 43). Et la Cour  d’en déduire que, dès l’instant où la violation de l’Etat de droit dans l’un des Etats d’émission du mandat d’arrêt européen sera politiquement constatée, les principes de reconnaissance et de confiance mutuelle ne s’appliqueront plus et toute exécution des instruments en découlant s’en trouvera suspendue.

Sans attendre pour autant une décision hypothétique du Conseil européen, la Cour de justice oriente in fine le juge national, usant d’un argumentaire juridique sans faille, détaillant, expliquant et encadrant dans un premier temps l’essence même du droit fondamental du procès équitable (a). L’approche inédite de cette notion par la Cour de justice, doit permettre au juge national d’évaluer au mieux la situation de M. Celmer, à la lumière approfondie de la jurisprudence Aranyosi (b).

a. L’indépendance judiciaire, élément de la valeur de l’Etat de droit

La Cour admet que des exceptions aux deux principes de l’Espace de liberté, sécurité et justice peuvent être retenues en dehors des causes de non-exécution, à condition qu’elles soient apportées « dans des circonstances exceptionnelles ». Ce fut le cas, dans cette précédente affaire, lorsque la remise risquait de conduire à un traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la Charte, de la personne recherchée, considéré comme un droit absolu.

Une fois posé le cadre issu de l’arrêt Aranyosi qui détermine les marges de manœuvre dont disposent les autorités d’exécution du mandat d’arrêt pour ne pas remettre la personne recherchée, le juge devait décider si la solution valant pour les droits garantis à l’article 4 de la Charte pouvait s’appliquer au droit fondamental à un tribunal indépendant, et partant, au droit fondamental à un procès équitable tel que garanti par l’article 47, alinéa 2, de la Charte.

Cela n’allait pourtant pas de soi à la lecture des conclusions de l’Avocat général. Celui-ci subordonnait le constat de la violation du droit à un procès équitable à la preuve d’un déni de justice flagrant, en plus du risque réel de violation dans l’Etat membre d’émission de l’article 47, §2 de la Charte. En se fondant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme concernant les procédures d’extradition (notamment Cour EDH, 7 juillet 1989, Soering c. Royaume-Uni, § 113) l’avocat Tanchev n’excluait la remise que dans le seul cas où la personne concernée serait exposée, dans l’Etat membre d’émission, à un déni de justice flagrant (§ 69).

Il établissait ainsi une hiérarchie des droits en distinguant entre les droits à caractère absolu tel que l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants pour lesquels il suffirait, pour que l’exécution soit reportée, qu’il existe un risque réel de violation de ce droit, et les droits dépourvus de ce caractère absolu, tel que le droit à un procès équitable, pour lequel l’exécution ne devait être reportée que si le risque réel s’accompagne d’un déni de justice flagrant. Or, cette condition n’a été reconnue que dans des cas « extrêmes » (l’Avocat général n’en connait que 4), à savoir des situations où il existait une forte probabilité que des éléments de preuve utilisés contre le requérant aient été obtenus sous la torture…

Telle n’est pas la position retenue par le juge de l’UE, à double titre. D’une part, car il refuse de restreindre les possibilités d’inexécution d’un mandat d’arrêt européen aux seuls cas de violation des droits absolus, et choisit d’étendre au contraire cette hypothèse à d’autres droits ne recevant pas de protection irréfragable. C’est le cas en l’espèce avec le droit à une protection juridictionnelle effective. Reprenant les grandes lignes de son arrêt rendu en Grande chambre du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses/Tribunal de Contas (C-64/16), la Cour de justice rappelle que le droit fondamental à un tribunal indépendant « relève du contenu essentiel du droit fondamental à un procès équitable, lequel revêt une importance cardinale en tant que garant de la protection  de l’ensemble des droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et de la préservation des valeurs communes aux Etats membres énoncées à l’article 2 TUE, notamment, de la valeur de l’Etat de droit » (§ 48).

D’autre part, ensuite, car la Cour écarte, dans le cadre de ce droit, l’adoption de la condition étroite d’exigence de « déni de justice flagrant » utilisée par la Cour de Strasbourg. Pour le juge de l’UE, l’existence d’un « risque réel » d’une atteinte au droit fondamental à un tribunal indépendant et, partant, du droit fondamental à un procès équitable, suffit pour ledit mandat ne soit pas exécuté. La Cour de justice saisit ainsi l’occasion de développer et de compléter les arguments de la jurisprudence Associação Sindical dos Juízes Portugueses du 27 février 2018 concernant la notion et le sens de l’indépendance des juridictions nationales à la lumière du droit de l’UE.

Le point d’orgue de l’arrêt du 25 juillet 2018 réside donc dans la reconnaissance par le juge de Luxembourg de l’essence du droit à un procès équitable en vertu de l’article 47 §2 de la Charte des droits fondamentaux, au point de considérer que tout risque réel de violation à cet égard doit bloquer l’exécution de la remise d’une personne visée par un mandat d’arrêt européen. Les termes de la Cour de justice au § 59 sont en tous points remarquables considérant que « l’existence d’un risque réel que la personne faisant l’objet d’un mandat d’arrêt européen subisse, en cas de remise à l’autorité judiciaire d’émission, une violation de son droit fondamental à un tribunal indépendant et, partant, du contenu essentiel de son droit fondamental à un procès équitable, garanti par l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, est susceptible de permettre à l’autorité judiciaire d’exécution de s’abstenir, à titre exceptionnel, de donner suite à ce mandat d’arrêt  européen ».

Il s’agit ici d’un blanc-seing donné aux juridictions nationales pour répondre éventuellement aux violations portées actuellement par la Pologne et la Hongrie à l’exigence d’indépendance de la justice et plus largement à la protection juridictionnelle effective. On verra néanmoins qu’il est encadré.

b. Une application aboutie de la jurisprudence Aranyosi

Une fois identifié le droit fondamental menacé et posée la possibilité d’admettre sa violation comme constituant une des « circonstances exceptionnelles » (Aranyosi, § 82) de refus de la remise de la personne, ce qu’espérait sans aucun doute la High Court irlandaise, la Cour de justice se livre à une explication approfondie de l’évaluation ou test en deux étapes que le juge national devra conduire afin de conclure ou non à l’existence d’un risque réel.

La Cour de justice s’écarte tout d’abord de la position retenue par le juge irlandais pour lequel l’existence de « défaillances systémiques  ou généralisées en ce qui concerne l’indépendance du pouvoir judiciaire de l’Etat membre d’émission », d’autant plus étayée par une proposition motivée de la Commission au titre de l’article 7, §1, TUE devrait suffire à écarter la remise. Ce qui aurait rendu inutile la seconde étape du test, à savoir apprécier, de manière concrète et précise, s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que L.M courra un tel risque, après sa remise en Pologne.

C’est à l’intégralité du double test développé dans l’arrêt Aranyosi que le juge irlandais devra se livrer, mais en tenant compte des instructions détaillées données par la Cour de justice.

Concernant la première étape, la Cour tient compte des avancées de la procédure de l’article 7 TUE déclenchée par la Commission et elle souligne l’importance de la proposition motivée de la Commission au titre de l’article 7 §1 TUE, afin d’évaluer l’existence des déficiences systémiques ou générales. Au point qu’elle semble admettre implicitement que la seule adoption de cet acte prouve que la première condition du test est remplie. Cette référence à la proposition de la Commission implique-t-elle pour autant une « politisation » de l’appréciation de la Cour de justice ?

Il est vrai que jusqu’à présent, dans les affaires antérieures comme N.S (CJUE, 21 septembre 2011, aff C -411/10) et Aranyosi, le juge de l’UE avait incité les tribunaux nationaux à s’appuyer, entre autres textes, sur des arrêts des tribunaux internationaux, en particulier ceux de la Cour européenne des droits de l’Homme. En fait, le caractère politique de la proposition de la Commission doit être relativisé car celle-ci s’appuie sur de nombreuses sources : les arrêts de la Cour EDH bien sûr, mais également les décisions et avis d’autres institutions telles que la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise). Il est vrai que, dans toute l’histoire de l’UE, c’est la première fois qu’une telle proposition motivée a été adoptée par la Commission dans le cadre de la procédure de l’article 7 TUE. Il est donc naturel que le juge irlandais s’appuie dessus pour s’interroger sur la suite à donner à un mandat d’arrêt européen dans l’Etat visé par le texte. D’autant que depuis que la Commission a adopté cette proposition, six mois se sont écoulés au cours desquels la situation du système judiciaire polonais n’a fait que se dégrader.

La Cour de justice poursuit en rappelant les grands principes de l’arrêt Associação Sindical dos Juízes Portugueses définissant les éléments qui conditionnent l’exigence d’indépendance et d’impartialité des juridictions, qui constitue, le contenu du droit fondamental à la protection juridictionnelle effective. A ce propos, elle se livre même, hors de toute référence à la jurisprudence de la Cour EDH, à une analyse très détaillée et construite de la notion d’indépendance du tribunal (§63 à 67), fournissant ainsi tout appui à l’évaluation du juge national.

C’est au terme de l’appréciation que fera le juge national de l’absence d’indépendance et d’impartialité des juges, que débutera la seconde étape du test, à savoir le contrôle concret et relatif à la situation de la personne. Le juge de l’UE affirme qu’il appartient au juge national d’évaluer l’existence de motifs sérieux et avérés de voir LM courir les risques invoqués, à la suite de sa remise. Et de poursuivre que cet examen doit s’effectuer même dans le cas où « l’autorité judiciaire d’exécution estime disposer d’éléments de nature à démontrer l’existence de défaillances systémiques au regard de ces valeurs (celles de l’article 2 TUE) » selon les mêmes éléments que ceux dégagés dans l’arrêt Aranyosi. L’étape de la demande d’information supplémentaire à l’autorité judiciaire d’émission y est également rappelée avec insistance, pouvant consister notamment dans la fourniture d’éléments permettant d’écarter le risque réel pour la personne concernée, comme par exemple la preuve de « modifications de protection de la garantie d’indépendance judiciaire ». Ce n’est qu’au terme de ce travail que le juge national, en concluant à l’existence d’un risque réel de la personne visée par un mandat d’arrêt européen, s’abstiendra d’y donner suite en raison d’une violation du droit fondamental à un tribunal indépendant et par là du droit à un procès équitable.

Pour la première fois, la Cour de justice reconnaît dans l’arrêt Celmer du 25 juillet 2018, que l’essence du droit à un procès équitable interdit, dans certaines circonstances, la remise de personne recherchée dans un autre Etat membre. Or, dans le contexte actuel où les valeurs de l’Etat de droit ne cessent d’être bafouées en Pologne mais aussi en Hongrie, cette décision marque la volonté du juge d’affirmer haut et fort son positionnement pour une protection effective de l’Etat de droit en Europe.

Il reste à s’interroger sur le point de savoir si, en prenant cette décision, la Cour de justice n’a pas outrepassé le rôle que lui confient les traités.

2. L’équilibre retrouvé dans le respect du rôle de chacun

Les critiques adressées à l’arrêt LM (voir les débat sur le Verfassungsblog) se sont essentiellement concentrées sur le fait que la Cour de justice ne considère pas l’existence de défaillances systémiques comme une exception à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen. Pourtant tel n’est pas le rôle de la Cour de justice dans ce cadre procédural (a) d’autant que d’autres peuvent y pourvoir (b).

a. L’absence de réponse sur une éventuelle violation de l’Etat de droit

En orientant le débat sur les conséquences de la violation du droit à un procès équitable, c’est-à-dire sur le terrain des droits fondamentaux et non sur celui de la violation de la valeur que constitue l’Etat de droit, l’Avocat général Tanchev avait offert une échappatoire attrayante à la CJUE. Il lui permettait de ne pas se prononcer de manière générale sur la question politique de la crise de l’Etat de droit en Pologne.

Il est vrai que, comme le rappelle l’Avocat général, une distinction doit être faite entre l’examen de l’existence d’une crise de l’Etat de droit qui menace systématiquement l’indépendance de la justice polonaise et l’évaluation du respect du droit à un procès équitable en Pologne. Nul ne peut dans l’absolu, contester la nature politique de la première procédure portant sur une violation grave et persistante des valeurs fondatrices de l’UE et le caractère judiciaire de la seconde visant le droit à un procès équitable. Pourtant, dans cette affaire, les deux procédures se rapprochent du fait leur interconnexion, les risques allégués pour M. Celmer ne consistant pas en une violation ponctuelle du droit à un procès équitable mais en des défaillances systémiques susceptibles d’affecter l’indépendance du pouvoir judiciaire d’un Etat membre de l’UE, dénoncées par la Commission européenne dans sa proposition motivée, du 20 décembre 2017.

Ainsi, pour le professeur Jean-Paul Jacqué, rien n’interdisait à la Cour de Justice d’aller plus en avant dans l’examen de l’indépendance de la justice en Pologne. D’autant qu’en procédant en amont, le juge de l’UE fournirait au Conseil européen une évaluation de l’impact de la législation polonaise. Il s’appuie d’ailleurs sur le projet Spinelli qui confiait à la Cour de justice le soin de constater l’existence d’une violation grave et persistante des traités. Cette volonté est d’ailleurs corroborée par le Président Lenaerts, lorsque devant la Cour administrative polonaise le 19 mars 2018, il qualifiait la Cour de Justice de « garante ultime de l’Etat de droit au sein de l’UE ».

La jurisprudence Associação Sindical dos Juízes Portugueses pouvait également légitimer et appuyer une telle position. Elle avait identifié l’article 19 TUE comme l’instrument juridique par lequel l’évaluation de l’indépendance du pouvoir judiciaire polonais pouvait être conduite sur le fond, dans le cadre de la procédure du renvoi préjudiciel. Certes, l’affaire donnant lieu à l’arrêt du 27 février 2018 ne portait pas portait sur un mandat d’arrêt européen, c’est-à-dire sur la matière pénale. Il reste que, pour la Cour de justice, l’article 19 §1, second alinéa, TUE, prévoit que « les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer aux justiciables le respect de leur droit à une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union » (§34), y compris le droit pénal dans le cadre de la coopération judiciaire.

En se basant sur l’article 19, la Cour de justice pouvait s’aventurer à une évaluation sur l’indépendance de la justice polonaise, tout comme elle avait évalué l’incidence des mesures de restriction budgétaire au Portugal  sur l’indépendance de ses autorités judiciaires.

b. L’appui du juge national et du Conseil européen

La Cour de justice n’a pas voulu outrepasser son rôle et, respectueuse de sa fonction dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, elle refuse de court-circuiter les compétences à la fois du juge interne et du Conseil européen.

Du juge national tout d’abord. Il n’appartient pas à la Cour de justice de se substituer au rôle du juge national dans l’application du droit, lequel est saisi d’un cas d’espèce qu’il doit trancher. A elle d’interpréter le droit de l’UE et de donner des orientations très complètes à la juridiction nationale quant aux conséquences à tirer de la constatation d’une « défaillance systémique ». A lui de rendre la décision dans le litige au principal en tenant compte de ces mêmes orientations. Ainsi, toute appréciation et évaluation de l’indépendance du pouvoir judiciaire polonais sur le fond relève du tribunal irlandais, au risque d’un erreur et d’une sanction à ce titre. D’autant que les pouvoirs du juge interne ne se résument pas à une évaluation et un contrôle de l’existence d’une violation des droits fondamentaux. Il lui revient également d’en tirer les conséquences et de la sanctionner en suspendant la coopération judiciaire avec le pays.

La Cour de justice s’est également refusé d’investir le contrôle politique de la procédure de l’article 7 TUE, ce qu’illustre clairement le §70 (voir aussi §§ 71,72 et 73) selon lequel « ce n’est qu’en présence d’une décision du Conseil européen constatant, dans les conditions prévues à l’article 7, paragraphe 2, TUE, une violation grave et persistante dans l’État membre d’émission des principes énoncés à l’article 2 TUE, tels que ceux inhérents à l’État de droit, suivie de la suspension par le Conseil de l’application de la décision-cadre 2002/584 au regard de cet État membre, que l’autorité judiciaire d’exécution serait tenue de refuser automatiquement d’exécuter tout mandat d’arrêt européen émis par ledit État membre, sans devoir procéder à une quelconque appréciation concrète du risque réel couru par la personne concernée de voir affecter le contenu essentiel de son droit fondamental à un procès équitable ».

Il n’appartient donc qu’au Conseil européen de constater une violation grave et persistante des valeurs de l’UE énoncées à l’article 2 TUE dans l’Etat d’émission d’un MAE, dans le cadre de la procédure de l’article 7 §2 TUE, ce qui contraindrait le juge national à refuser automatiquement la remise des personnes concernées.

La Cour de justice souligne ainsi le rôle important du Conseil européen au cœur de la procédure et semble désireuse de cadre tout débordement dans le traitement judiciaire de la crise de l’Etat de droit. La décision d’autoriser la non – application automatique et générale du mandat d’arrêt européen à l’égard d’un Etat spécifique doit relever du politique et non du judiciaire. Ce que peut indiquer le juge de Luxembourg en revanche, c’est le dessin de ses contours au cas par cas, sur la base du double test de la jurisprudence Aranyosi. Ce qu’il a fait en sauvegardant deux équilibres : celui entre la confiance mutuelle et le respect des droits fondamentaux et celui entre les rôles des différentes institutions de l’UE et le juge interne.

Loin de mettre à mal le principe de reconnaissance mutuelle et la confiance mutuelle, ou au contraire d’en illustrer une application aveugle, l’arrêt Celmerdu 25 juillet 2018 explique de manière très didactique comment déterminer le moment où tombe la présomption selon laquelle l’appartenance  des Etats membres à la Charte ou à la CEDH implique leur respect des droits fondamentaux. Le refus de la remise de M. Celmer à la justice polonaise par les autorités irlandaises qui devrait logiquement en découler demeure ainsi circonscrit à des « circonstances exceptionnelles ».

Reste à savoir si la crise de l’Etat de droit en Pologne, comme dans d’autres Etats membres, ne constitue pas une circonstance exceptionnelle, même si chaque affaire pénale individuelle ne s’en trouve pas affectée. Le maintien du principe de confiance mutuelle reposant sur la présomption que les Etats membres partagent et respectent un ensemble de valeurs communes semble problématique dans le contexte actuel où ses fondements se trouvent sans cesse érodés.