Précisions jurisprudentielles sur la protection des étrangers dans le droit de l’Union : un acte manqué ?

par Joanna Pétin, CDRE

La situation des ressortissants de pays tiers malades dans l’Union européenne, du point de vue de l’accueil ou encore de l’éloignement du territoire, ouvrent des problématiques éminemment sensibles. L’affaire S.J. contre Belgique jugée par la Cour européenne des droits de l’homme le 27 février 2014, dont le renvoi en Grande Chambre a été demandé le 7 juillet, souligne en ce sens que « la souffrance due à une maladie survenant naturellement, qu’elle soit physique ou mentale, peut relever de l’article 3 si elle se trouve ou risque de se trouver exacerbée par un traitement – que celui-ci résulte de conditions de détention, d’une expulsion ou d’autres mesures – dont les autorités peuvent être tenues pour responsables » (CEDH, 27 février 2014, S.J. contre Belgique, n°70055/10, §118).

Si la Cour de Strasbourg a développé une jurisprudence spécifique dans ce domaine (v. en ce sens notamment, CEDH, 2 mai 1997, D. contre Royaume-Uni, n°30240/96 ; CEDH, G.C., 27 mai 2008, N. contre Royaume-Uni, n°26565/05), la Cour de justice, jusqu’à ce 18 décembre 2014, n’avait pas été amenée à se positionner sur ce terrain. Saisis de deux renvois préjudiciels, dans les affaires M’Bodj et Moussa Abdida, les juges de Luxembourg viennent de dessiner les contours de la protection offerte aux étrangers malades sur le territoire européen. Au cœur de ces deux affaires se situe la législation belge permettant aux ressortissants de pays tiers de formuler une demande d’autorisation au séjour pour raisons médicales. Les juridictions de renvoi belges sollicitent ainsi la CJUE afin d’être éclairées sur l’applicabilité des instruments du régime d’asile européen commun, et principalement de la directive 2004/83/CE [directive Qualification] aux cas des ressortissants de pays tiers malades.

Dans la première espèce, M. M’Bodj, souffrant d’un handicap important à l’œil résultant d’une agression dont il aurait été victime sur le sol belge, s’est vu octroyer une autorisation de séjour pour raisons médicales, mais s’est vu refuser l’octroi d’une allocation spécifique pour personnes handicapées. Dans la seconde affaire, M. Abdida, atteint du sida, a vu sa demande d’autorisation au séjour pour raisons médicales refusée au motif que son pays d’origine dispose d’une infrastructure médicale permettant la prise en charge des personnes atteintes du VIH. Partant, un ordre de quitter le territoire lui a été notifié. M. Abdida a intenté un recours contre le refus d’autorisation de séjour et se retrouve, dans l’attente de l’issue de ce recours, dans une situation de dénuement total ne bénéficiant que de l’aide médicale urgente.

Si la solution retenue dans l’affaire M’Bodj est empreinte de logique et met en évidence une différence de fond entre la protection octroyée à titre humanitaire et la protection subsidiaire empêchant ainsi la reconnaissance du bénéfice des droits découlant de la protection subsidiaire aux étrangers malades (I), la solution, tant attendue, dans l’affaire Abdida pêche par manque de volontarisme de la part de la CJUE (II).

1. Protection subsidiaire et protection à titre humanitaire : une différence de fond (l’affaire M’Bodj)

Dans les deux affaires au principal, et au regard des questions préjudicielles formulées par les juridictions de renvoi belges, se pose la question de savoir si les étrangers malades peuvent tomber dans le champ d’application de la protection subsidiaire. La réponse apportée par la CJUE à cette interrogation est sans appel. L’autorisation de séjour délivrée aux étrangers malades, en vertu de l’article 9 ter de la loi belge du 15 décembre 1980, n’emporte pas octroi de la protection subsidiaire (§27-28, aff. M’Bodj ; v. également §33 et suivants, aff. Abdida).

Pour pouvoir prétendre à l’octroi de la protection subsidiaire, le ressortissant de pays tiers doit en effet prouver qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il risquerait de subir des atteintes graves en cas de renvoi dans son pays d’origine (art.2 sous e) directive Qualification). Par atteintes graves, il faut alors entendre « a) la peine de mort ou l’exécution, ou ; b) la torture ou des traitements ou sanctions inhumains ou dégradants infligés à un demandeur dans son pays d’origine ou ; c) des menaces graves et individuelles contre la vie ou la personne d’un civil en raison d’une violence aveugle ou en cas de conflit armé interne ou international » (art.15 directive Qualification). S’il apparait évident que les points a) et c) de la disposition précédemment citée n’entretiennent aucun lien avec la situation spécifique des étrangers malades (§31), il convient toutefois de s’attarder sur l’interprétation à donner à l’article 15 sous b) de la directive Qualification.

Reprenant les termes de l’article 15 sous b) de la directive, les juges de Luxembourg rappellent que le législateur a pris le soin de préciser que « l’infliction à un ressortissant de pays tiers […] de la torture ou de traitements ou sanctions inhumains ou dégradants » doit se produire dans le pays d’origine de la personne concernée (§32-33). Cette précaution prise par la Cour doit en effet être rapportée au contexte de l’affaire, puisque rappelons que M. M’Bodj souffre d’un handicap visuel résultant d’une agression s’étant produite sur le territoire belge, et non dans son pays d’origine.

De plus, reconnaissant que l’article 15 sous b) de la directive Qualification se doit d’être interprété en conformité avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg relative à l’article 3 de la CEDH, mais également dans le respect de l’article 19§2 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE, la CJUE souligne toutefois que ces impératifs ne sont pas de nature à remettre en cause sa position (§38). Si la Cour européenne des droits de l’homme a déjà eu à connaitre d’affaires relatives à la problématique des étrangers malades, elle ne considère le renvoi dans le pays d’origine comme violant l’article 3 de la CEDH que dans des cas très exceptionnels (CEDH, 2 mai 1997, D. contre Royaume-Uni, n°30240/96), et n’exige en aucun cas qu’une protection internationale soit octroyée à la personne concernée (§39-40). Par conséquent, l’influence de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg sur une situation telle que celle au principal revêt une importance mineure, contrairement à ce que soutient M. M’Bodj.

En outre, afin d’affirmer avec plus de force encore leur position, les juges de l’UE en viennent au cœur même de ce qui doit être entendue d’une protection internationale, à savoir un risque de persécutions ou d’atteintes graves perpétrées par des tiers, sans qu’une protection effective ne soit assurée par les organes étatiques du pays d’origine de la personne concernée. Forte de cette conception de la protection internationale, la CJUE souligne que l’article 6 de la directive Qualification dresse une liste d’acteurs des persécutions ou atteintes graves, au nombre desquels figurent « l’État ; des partis ou organisations qui contrôlent l’État ou une partie importante du territoire de celui-ci ; des acteurs non étatiques, s’il peut être démontré que les acteurs visés aux points a) et b), y compris les organisations internationales, ne peuvent pas ou ne veulent pas accorder une protection contre les persécutions ou les atteintes graves […] » .

Dès lors, la source des atteintes graves doit être le résultat d’activités humaines. Steve Peers souligne en ce sens que « those facing awful conditions in their country of origin that were not caused by humans have no right to refugee or subsidiary protection status ». Certes, certains argueront que les insuffisances d’un système de santé sont le fruit des défaillances de l’État à construire et assurer un système de santé adéquat. Suivant ce raisonnement, l’État pourrait être tenu pour responsable des atteintes graves découlant du manque d’infrastructures pour la prise en charge de certaines maladies. Toutefois, semblant prévenir un tel argumentaire, les juges de l’UE renvoient au contenu du considérant n°26 de la directive Qualification. Ce considérant n°26 précise en effet que « les risques auxquels la population d’un pays ou une partie de la population est généralement exposée ne constituent normalement pas en eux-mêmes des menaces individuelles à qualifier d’atteintes graves ». Par conséquent, l’identification d’un acteur à l’origine du risque de détérioration de l’état de santé d’un ressortissant de pays tiers malade, résultant de l’insuffisance de traitements adéquats dans le pays d’origine, fait défaut. La protection subsidiaire ne peut ainsi être octroyée sur ce fondement.

Enfin, s’il en était besoin, et pour conforter encore davantage sa solution, la CJUE rappelle que la directive Qualification dès son préambule a pris le soin de préciser que les autorisations de séjour « pour des raisons autres que le besoin de protection internationale, mais à titre discrétionnaire par bienveillance ou pour des raisons humanitaires, n’entrent pas dans le champ d’application de la présente directive » (considérant n°9 ; §46). En outre, même si les États membres ont la possibilité d’édicter des normes plus favorables pour décider quelles sont les personnes remplissant les conditions pour l’octroi d’une protection subsidiaire (art.3), les juges de l’UE soulignent que cette réserve doit être mise en œuvre en conformité avec l’économie générale de la directive Qualification et conserver un lien avec la logique de la protection internationale (§44).

En conséquence, M. M’Bodj, qui contestait le fait qu’une allocation pour personnes handicapées lui soit refusée, ne peut demander le bénéfice des droits découlant du statut de bénéficiaire de la protection subsidiaire, et plus particulièrement, la protection sociale et l’accès aux soins de santé (art. 28-29 de la directive Qualification). Puisque l’autorisation de séjour pour raisons médicales délivrée aux ressortissants de pays tiers malades n’emporte pas octroi d’une protection subsidiaire, les droits découlant de ce statut ne peuvent en effet leur être accordés (§47).

2. Les garanties en faveur des étrangers malades sous le coup d’une mesure d’éloignement : une occasion manquée (l’affaire Abdida)

La première question préjudicielle de l’affaire Abdida tient, à l’instar de l’affaire M’Bodj, à la question de savoir si les instruments du régime d’asile européen commun sont applicables aux cas des ressortissants de pays tiers malades. Suivant la solution de l’affaire M’Bodj, les juges de l’UE affirment à nouveau que les autorisations de séjour délivrées pour raisons médicales n’équivalent pas à l’octroi de la protection subsidiaire, ce qui implique donc que les textes composant le paquet asile ne peuvent être applicables.

Si cette première question est en substance similaire à celle de l’affaire M’Bodj, les faits de chaque espèce sont pourtant différents. En effet, dans l’affaire M’Bodj, le requérant s’est vu délivrer une autorisation de séjour pour raisons médicales, alors que M. Abdida se l’est vu refuser. M. Abdida est par conséquent en situation irrégulière et sous le coup d’un ordre de quitter le territoire belge. Toutefois, sa présence sur le territoire semble tolérée de facto dans l’attente de l’issue des recours que ce dernier a intentés.

C’est pourquoi, au regard de ces éléments factuels et afin d’apporter une réponse utile au litige, les juges de la CJUE fondent leur solution sur les dispositions de la directive Retour. La CJUE précise en effet que « même si sur le plan formel, la juridiction de renvoi s’est référée uniquement aux [directives Accueil, Qualification et Procédures], une telle circonstance ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie » (§37). La CJUE examine alors les normes établies par la directive Retour afin d’apporter une solution effective à des situations telles que celle rencontrée par M. Abdida. Le Professeur Steve Peers note ainsi que « the CJEU [is] performing a series of feats of legal alchemy ».

a. L’effet suspensif du recours

Au regard de la législation belge en vigueur, les recours intentés contre un ordre de quitter le territoire ne sont pas de plein droit suspensif. Alors qu’une telle situation a été, notamment, condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme, dans l’affaire S.J. contre Belgique (CEDH, 27 février 2014, S.J. contre Belgique, n°70055/10, v. §91 et suivants, et spécialement §106), l’absence de recours suspensif de plein droit n’est pourtant pas en marge des prescriptions de l’UE. Au regard de l’article 13§2 de la directive Retour, les États membres n’ont pas l’obligation d’instaurer un tel recours, il s’agit là en effet d’une simple faculté. Toutefois, comme le souligne la CJUE, « les caractéristiques de ce recours doivent être déterminées en conformité avec l’article 47 de la Charte qui constitue une réaffirmation du principe de protection juridictionnelle effective » (§45) et doivent en outre respecter le principe de non refoulement établi à l’article 19§2 de la même Charte (§46), tel qu’interprété à la lumière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (§47).

Selon une jurisprudence constante, la Cour de Strasbourg a établi que la gravité et le caractère irréversible des dommages pouvant résulter de l’éloignement d’un ressortissant de pays tiers entraine l’obligation de suspendre l’exécution de la décision d’éloignement jusqu’à l’issue du recours contre cette mesure. Dans l’affaire Conka contre Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme précise en effet que « l’effectivité des recours exigés par l’article 13 [CEDH] suppose qu’ils puissent empêcher l’exécution des mesures contraires à la Convention et dont les conséquences sont potentiellement irréversibles. En conséquence, l’article 13 s’oppose à ce que pareilles mesures soient exécutées avant même l’issue de l’examen par les autorités nationales de leur compatibilité avec la Convention » (CEDH, 5 février 2002, Conka contre Belgique, n°51564/99, §79). Par conséquent, forts de cette jurisprudence et au regard des dispositions de la Charte des droits fondamentaux, les juges de Luxembourg reconnaissent qu’un risque de détérioration sérieux de l’état de santé du ressortissant de pays tiers en cas de renvoi dans son pays d’origine entraine une obligation à la charge des États membres d’instituer dans leur législation nationale un recours avec effet suspensif de plein droit (§53).

Si la solution est louable, il reste à savoir si la CJUE n’aurait pu se baser sur les dispositions au cœur même de la directive Retour pour faire naitre une obligation permettant de reporter l’éloignement. À notre sens, la réponse est oui. Certes, le report d’éloignement et l’effet suspensif d’un recours sont deux choses distinctes, le premier étant d’ordre administratif et le second relevant du domaine juridictionnel. Toutefois, puisque la directive Retour n’établit pas de recours suspensif de plein droit, les dispositions relatives au report d’éloignement prennent tout leur sens. Ainsi, on peut aisément se demander pourquoi les juges de Luxembourg ne se sont pas fondés sur les articles 9§1 sous a) ou encore 9§2 sous a) de la directive Retour pour convenir d’une obligation de report d’éloignement dans des cas tels que celui au principal. L’article 9§1 sous a) dispose que « les États membres reportent l’éloignement : a) dans le cas où il se ferait en violation du principe de non refoulement […]». Le risque de violation du principe de non refoulement n’est-il pas évident dans des situations telles que celle rencontrée par M. Abdida ?

En outre, et surtout, le report de l’éloignement de ressortissants de pays tiers atteints d’une grave maladie n’aurait-il pas pu être fondé sur les dispositions contenues à l’article 9§2 sous a) de la directive Retour. Cet article prévoit en effet que « les États membres peuvent reporter l’éloignement pour une période appropriée en tenant compte des circonstances propres à chaque cas », en tenant notamment compte de « l’état physique ou mental du ressortissant d’un pays tiers ». Si certains argueront que cette disposition n’établit pas d’obligation à la charge des États, mais seulement une faculté laissée à leur discrétion, il s’agit de souligner que la CJUE a déjà eu l’occasion de reconnaitre une obligation découlant pourtant d’une disposition facultative, à l’instar de l’obligation de mise en œuvre de la clause humanitaire contenue dans le règlement Dublin II révélée à l’aune de l’affaire K. du 6 novembre 2012. Les juges de Luxembourg manquent ainsi l’opportunité de mettre à la charge des États membres une obligation de report d’éloignement prenant en compte la vulnérabilité particulière des ressortissants de pays tiers malades en instance d’éloignement.

De plus, le fait de dégager une obligation claire de report d’éloignement, au sens de l’article 9 de la directive Retour, aurait rendu moins périlleux le raisonnement visant à reconnaitre une obligation de prise en charge des besoins de base fondée notamment sur l’article 14 de la même directive. À la lecture du contenu de cet article 14, il apparait en effet que les garanties édictées bénéficient aux ressortissants de pays tiers qui se sont vus accorder un délai de départ volontaire ou pour lesquels l’éloignement a été reporté au sens de l’article 9 de la directive Retour. Or, peut-on considérer que dans un cas comme celui de M. Abdida, l’éloignement a été réellement reporté au sens de cet article 9 ? Il nous semble que non. Même si la CJUE précise que « les États membres reportent l’éloignement tant que dure l’effet suspensif accordé conformément à l’article 13§2 de cette directive » (§56), il s’avère que la législation belge n’accordait aucun effet suspensif au recours intenté contre une mesure d’éloignement.

Ainsi, à notre sens, l’applicabilité de l’article 9§1 sous b) de la directive Retour dans l’affaire au principal interroge. Certes, les juges de l’UE prennent le soin de souligner que l’article 9§1 sous b) couvre « toutes les situations dans lesquelles un État membre est tenu de suspendre l’exécution d’une décision de retour à la suite de l’exercice d’un recours contre cette décision » (§57). Néanmoins, une telle précaution ne dénote-t-elle pas l’embarras des juges de l’UE à consolider leur raisonnement. Si la reconnaissance d’un effet suspensif de plein droit, principalement fondée sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, est une avancée importante, il nous semble que l’affirmation d’une obligation de report d’éloignement dans des cas tels que celui de M. Abdida, aurait été tout aussi constructive, et ce, en se concentrant essentiellement sur les dispositions même du droit de l’UE.

b. La prise en charge des besoins de base

Au regard de la solution retenue sur la problématique de l’effet suspensif du recours, se pose alors la question de la prise en charge des besoins de base des ressortissants de pays tiers malades en instance d’éloignement attendant l’issue de leur recours. Cette question revêt une importance particulière, lorsque les personnes sous le coup d’une mesure d’éloignement ne sont pas placées en centre de rétention, ce qui est le cas en l’espèce pour M. Abdida. Il s’avère en effet que ces individus sont très fréquemment laissés dans une situation de dénuement total. De manière paradoxale, les personnes placées en centre de rétention voient la satisfaction de leurs besoins de base assurée, alors que les personnes non retenues font face à la destitution. Un tel état de fait est d’ailleurs largement étayé dans les ambitieuses conclusions présentées dans cette affaire par l’avocat général Y. Bot le 4 septembre 2014 (conclusions commentées sur ce site). La réponse de la CJUE à une telle situation portait en elle les plus grands espoirs en vue de la prise en compte des droits les plus élémentaires des personnes en instance d’éloignement. Les conclusions de son avocat général ouvraient en effet à la CJUE le champ des possibles. Cependant, l’affaire Abdida résonne comme une occasion manquée d’adopter une attitude proactive en la matière.

Rappelant qu’en vertu de l’article 14§1 sous b) de la directive Retour, les États membres doivent veiller dans l’attente de l’éloignement à assurer les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies, la CJUE précise que « l’assurance [de tels soins] pourrait être […] privée d’effet réel si elle n’était pas accompagnée d’une prise en charge des besoins de base » du ressortissant de pays tiers concerné (§60).

Si la solution doit être saluée, sa portée doit néanmoins être relativisée. Tout d’abord, il apparait que la prise en charge des besoins de base doit se faire « dans la mesure du possible » (§62) et « qu’il appartient aux États membres de déterminer la forme » que cette prise en charge doit revêtir (§61). Autant de précautions laissent ainsi présager une application a minima de cette nouvelle charge. La satisfaction des besoins de base pourra ainsi être subordonnée au jeu de différents aléas, notamment budgétaires ou encore soumis aux impératifs des disponibilités géographiques. De plus, que doit-on entendre par l’expression « besoins de base » ? S’agit-il d’un hébergement, de la fourniture de vêtements et de nourriture, etc ? Les juges de l’UE avaient ici l’opportunité de pallier le manque de précisions de cette notion, en énumérant un certain nombre de droits considérés comme les plus élémentaires. Un socle commun de besoins de base aurait pu ainsi être mis à jour, afin d’harmoniser les pratiques entre les États membres et tenter de réduire les divergences existantes. Pour aller plus loin, l’affaire Abdida n’était-elle pas l’occasion pour la CJUE d’aligner les droits des personnes non retenues sur ceux dont bénéficient les individus placés en rétention. Au regard des dispositions de la directive Retour, et en l’état actuel du droit, il s’avère que la liberté a paradoxalement un coût humain considérable.

En outre, même si les juges de l’UE ont reconnu une obligation « relative » de prise en charge des besoins de base, ils ont également pris le soin de circonscrire l’apport de leur solution aux cas des ressortissants de pays tiers atteints d’une maladie grave, dont l’éloignement a été reporté dans l’attente de l’issue du recours intenté contre la mesure d’éloignement (§62). Deux conditions à la prise en charge des besoins de base se dessinent, à savoir l’affection par une maladie grave et l’introduction d’un recours contre la mesure d’éloignement. Ainsi, la Cour de Luxembourg n’a pas entendu le plaidoyer de son avocat général en faveur de la reconnaissance de droits sociaux à l’ensemble des personnes en situation irrégulière, et ce, au nom de la dignité humaine, valeur de l’Union (v. spéc. §156 des conclusions).

Il est intéressant d’ailleurs de relever que les juges de l’Union n’ont à aucun moment fait référence à la dignité humaine dans leur raisonnement, à la différence du Comité européen des droits sociaux dans ses décisions du 1e et 2 juillet 2014 (CESD, 1e juillet 2014, Conférence des Églises européennes contre Pays-Bas, n°90/2013 ; CESD, 2 juillet 2014, Fédération européenne des Associations nationales travaillant avec les Sans-abri contre Pays-Bas, n°86/2012 ; v. C. Nivard, « Précisions sur les droits de la Charte sociale européenne bénéficiant aux étrangers en situation irrégulière », La Revue des droits de l’homme [en ligne], Actualités Droits-Libertés, 27 novembre 2014). Les potentialités ouvertes par le recours à la dignité humaine effraient-elles les juges de Luxembourg ? Il est ainsi évident que le processus de juridicisation de la dignité humaine peine à s’engager au niveau de l’UE. Alors que la dignité a permis à la Cour de Strasbourg de dégager et renforcer certains droits fondamentaux, tels que la détention des individus dans des conditions respectant leur dignité humaine sur le fondement de l’article 3 de la CEDH, la CJUE marque ici par sa pusillanimité.

Ainsi, si cet arrêt constitue, sous certains égards, une avancée pour la protection des ressortissants de pays tiers malades en instance d’éloignement, le manque d’ambition des juges de l’UE est notable. Au vu des différentes précautions prises par la CJUE pour circonscrire sa solution, la portée de celle-ci peut être grandement minimisée. Comme le fait remarquer le Professeur Steve Peers, « this is surely not the only type of case where basic needs have to be provided for: should an unaccompanied minor be left without food and shelter also? ». De plus, cet arrêt n’était-il pas l’occasion d’apporter des garanties en faveur des personnes en situation irrégulière, appelées familièrement les « ni-ni », ni expulsables, ni régularisables, qui restent dans un vide juridique aberrant. Par cette timide solution, la CJUE écorne ici son image de Cour des droits de l’homme.