La confiance mutuelle, les libres circulations et la question du sens : bref panorama de l’espace judiciaire européen

L’idée d’une confiance mutuelle a longtemps été absorbée en droit de l’UE par les mécanismes de reconnaissance mutuelle (marché intérieur et ELSJ). Elle est devenue aujourd’hui un objet du droit à part entière, notamment dans l’espace de coopération judiciaire européen.

Y revenir, même au terme d’un bref panorama[1], est une manière de poser la question du sens des circulations libres voulues en sein de cet espace.

En droit de l’Union européenne, la confiance mutuelle apparaît historiquement comme une notion sous-jacente à la reconnaissance mutuelle. Plus exactement, les mécanismes et doctrines de reconnaissance mutuelle en matière de Marché intérieur (reconnaissance des autorisations de mise sur le marché, des diplômes et qualifications, par ex.)  et d’Espace de liberté, de sécurité et de justice (reconnaissance mutuelle dans tous les processus de coopération entre les autorités nationales des Etats membres) postulent une confiance mutuelle entre les acteurs amenés à travailler ensemble sur un certain nombre de grands sujets.

La « confiance mutuelle » et coopération judiciaire civile et pénale

Dans le domaine de la coopération judiciaire, la confiance mutuelle occupe une place déterminante dans tous les instruments adoptés :

  • en matière civile, par exemple le Règlement n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, qui parle de « confiance réciproque (des Etats membres) dans l’administration de la justice » (motif n° 26) ;
  • en matière pénale, par exemple la Décision-cadre n° 2002/584 du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, qui fait référence à « un degré de confiance élevé entre les États membres » (motif n° 10)

De manière plus ample, on sait également que la confiance mutuelle a fait une entrée remarquée dans le système juridique de l’UE, tel que défendu âprement par la CJUE dans son célèbre avis 2/13 (sur l'(a non-) adhésion de l’UE à la CEDH). La « confiance mutuelle entre les États membres » dans la reconnaissance des valeurs de l’UE y est présentée comme une justification fondamentale du système juridique de l’UE (point 168 ; pour une analyse de cet avis sur le blog voir notamment les deux billets de H. Labayle, R. Mehdi).

Mythe ou réalité ?

Que penser de cette référence appuyée à la confiance mutuelle, spécialement dans les instruments de coopération judiciaire ?

Une première réponse consiste à considérer que la confiance mutuelle est une réalité en ce sens qu’elle prend corps dans les réalisations juridiques de cet espace, chaque fois que la règle de droit encadre les possibilités de défiances (mutuelles) entre autorités nationales. C’est le cas en matière de reconnaissance et d’exécution de la décision étrangère en matière civile (par exemple, art. 45 du Règlement n° 1215/2012, préc.) et en matière d’exécution du mandat d’arrêt européen (par exemple, art. 3 et 4 de la Décision-cadre n° 2002/584, préc.). Dans ces situations, on peut dire que la confiance est prescrite. La règle de droit interdit tout refus de reconnaissance ou d’exécution en dehors des cas strictement prévus. Bien sûr, le processus s’intègre à un environnement juridique qui s’efforce de créer les conditions de la confiance : définition de standards communs, rapprochement des législations nationales, définition de procédures uniformes). Et nous savons que la Cour de justice veille au bon respect de ces règles, tant en matière civile (voir l’emblématique arrêt Gambazzi, CJCE, 2 avril 2009, C-394/07) que pénale (idem avec le célèbre arrêt Melloni, CJUE, GC, 26 fév. 2013, C-399/11, voir sur ce blog les commentaires de H. Labayle et de R. Mehdi).

Une seconde réponse consiste à dénoncer les limites d’un dispositif construit sur une confiance mutuelle postulée et qui n’est pas toujours acquise. Deux grandes raisons militent en ce sens.

D’une part, il ne faut pas confondre « espace » (ici européen, composé de plusieurs territoires nationaux) et « territoire » (au singulier). Tous ceux (et ils sont nombreux) qui croient que l’on peut, en matière de coopération judiciaire transfrontière, sublimer la réalisation de l’espace commun par l’abolition des frontières intérieures, se trompent lourdement. On ne peut traiter de manière systématique, la circulation (reconnaissance ou exécution) d’une décision d’un Etat membre à un autre en faisant comme s’il s’agissait d’une circulation interne à un Etat, en imposant, par exemple, une concentration de tous les recours devant le juge qui a rendu la décision d’origine. Même si la CJUE est manifestement tentée par ce type d’analyse (CJUE, 25 mai 2016, Meroni, C-559/14, voir sur ce blog le commentaire de C. Nourissat et celui de M. Barba), il est faux juridiquement de penser, par exemple, que l’on peut traiter la circulation des décisions entre Nice et Turin comme on le fait entre Nice et Lyon.

D’autre part, il ne faut jamais oublier que tout dispositif juridique, aussi verrouillé soit-il, ne doit sa robustesse qu’à sa capacité à résister à des situations improbables, auxquelles personnes n’a jamais pensé et qui menacent de mettre au jour les points de fragilité des dispositifs ainsi conçus. En matière de confiance mutuelle, la jurisprudence de la Cour de justice offre des illustrations connues de situations où, en dépit des dispositifs existants, la confiance n’est pas de mise. En matière civile, on songe à la rocambolesque affaire Krombach (CJCE, 28 mars 2000, C-7/98). Et en matière pénale, on ne peut passer sous silence le cas affligeant de la Pologne (CJUE, GC, 25 juillet 2018, LM, C-216/18 PPU, voir les commentaires respectifs de M. Poelemans et G. Taupiac-Nouvel sur ce blog).

La confiance mutuelle ou la question du sens des libertés de circuler

Deux annonces permettront de conclure ce court billet. La première porte sur l’organisation à Nice, les 23 et 24 mai prochains, d’une session doctorale et d’un colloque international sur le thème du sens des libertés économiques de circulation (CNRS GREDEG – IUF). La seconde vise l’organisation d’un colloque programmé pour la fin de l’année 2019 à Bayonne sur la confiance mutuelle (CDRE). Il y a un lien entre les deux sujets. La confiance mutuelle n’existe bien sûr que si elle est partagée. En matière de circulations libres (lato sensu : circulations économiques – circulations des décisions dans un espace judiciaire commun, etc.), cela suppose que la question du sens de la liberté de circuler soit posée. Ce type d’interrogation, qui mobilise tout type de connaissances, pas seulement le droit, permet de répondre au point crucial de savoir si ce sens peut être nommé, discuté et, bien sûr, partagé. Pour l’Europe, comme pour tous les espaces marqués par une liberté de circuler, c’est la survie du modèle qui est en jeu.

[1] Ce billet est tiré du canevas de l’intervention présentée au colloque organisé à Nice (Institut Fédératif de Recherches « Interactions » – EUR Law@Société  – Université de Côte d’Azur) le 22 mars 2019 sur le thème de la confiance